Patrimoine industrielRéflexions d’un „Don Quichote“ désabusé

Patrimoine industriel / Réflexions d’un „Don Quichote“ désabusé
 Photo: Editpress/Julien Garroy

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Un nouveau scandale, lié à „l’aménagement du territoire“ à Esch-sur-Alzette, vient d’éclater. Profitant du flou engendré par le coronavirus, les autorités compétentes (le sont-elles vraiment?) ont donné le feu vert autorisant la démolition des accumulateurs à minerai Zublin de l’ancienne usine Terre Rouge. La chose aurait été un peu brusquée, pour le moins, pour ne pas dire plus. Tout n’aurait pas été fait dans les règles; un manque évident de transparence et d’information claire sont d’ores et déjà avérés. D’où le branle-bas de combat: associations et militants soutenant une cause qui consiste à donner au patrimoine industriel (ce qu’il en reste) la place qui lui revient.

Moi j’habite en France, à Audun-le-Tiche plus exactement et du coup je n’ai pas le droit de franchir la frontière. C’est pour cela aussi que j’ai eu envie de pondre ce texte, par solidarité avec mes ami(e)s, les Don Quichote d’une cause perdue. Car rendons-nous à l’évidence. Je croyais que la tendance à vouloir occulter le passé industriel se limitait à la seule Lorraine, particulièrement affectée par la désindustrialisation. A Audun-le-Tiche, tous les bâtiments du carreau de la mine Saint-Michel-Montrouge (la dernière mine de fer de France, fermée en 1997) ont été rasés, malgré leur état irréprochable. L’atelier-jour de la mine Montrouge a subi le même sort. A Crusnes, l’église en fer – qui en son temps a fait couler beaucoup d’encre – a été vendue à un particulier. A Mont-Saint-Martin, la halle des soufflantes ex-Aciéries de Longwy – un véritable joyau architectural – n’a pas été achetée par l’inter-communalité (23 communes!), mais par une entreprise luxembourgeoise. A Audun-le-Tiche, il a été question de démolir un des seuls cafés encore ouverts, en plein centre-ville, place du Château, pour construire des appartements et ainsi défigurer à tout jamais le centre historique du bourg. Pourtant la maison qui abrite le bistrot (le Rétro) porte la date de 1841, donc a priori élément d’habitat historique à protéger et à ce titre digne, au moins, d’une étude approfondie, avant qu’on ne délivre le fatal permis de démolir …

Un passé qui a marqué le pays entier

Mais c’est bien connu. Les communes de ce côté-ci de la frontière disposent de moyens financiers limités et après la fin de l’époque mines-usines, il ne reste, à l’heure actuelle, guère qu’un moyen pour faire rentrer de l’argent: l’immobilier. Surtout que les prix d’achat et de location sont encore un peu plus abordables côté français et qu’avec les dizaines de milliers de frontaliers français qui se rendent au Luxembourg tous les jours, dont ceux qui aimeraient se rapprocher de leur lieu de travail, l’immobilier constitue un créneau plutôt porteur.

J’étais d’avis que des villes luxembourgeoises comme Esch-sur-Alzette – deuxième ville du Grand-Duché, rappelons-le – plus prospères en principe que leurs voisines lorraines (du moins j’ose l’espérer) n’allaient pas s’inscrire dans cette logique du tout-logement pour des raisons bassement pécuniaires; qu’il y aurait comme une volonté, une certaine fierté même, à vouloir sauvegarder le plus possible de ce qui reste du passé industriel, passé industriel qui a fortement marqué le pays entier.

Mais la réalité est toute autre. Quand on a envisagé de démolir le cinéma „Ariston“ à Esch, c’était pour mettre un parking à la place. Partout on met en avant la problématique des situations engendrées par les deux problèmes majeurs qu’ont et qu’auront à gérer de plus en plus les communes luxembourgeoises: le manque de logements et le manque de places de parking. Ces deux problèmes, corollaires d’une société de consommation à outrance (d’ailleurs c’est symptomatique de voir de quel poids pèsent les centres commerciaux dans le projet Roud Lëns – en avant pour un Belval II) seront résolus aux dépens, évidemment, du patrimoine industriel (le peu qu’il en reste).

Une minorité

Ce n’est pas la poignée de nostalgiques d’un passé révolu (il faut savoir tourner la page, pardi!) ou quelques archéologues industriels en herbe qui pourront gêner la montée en puissance de ce vaste programme, mélange de bonnes intentions et de vagues promesses d’un monde plus „propre“ et équitable. Beau programme que tout ça … Mais il me semblait que ces „politically correct“ étaient respectueux du droit des minorités.

Or nous sommes une minorité. Nous estimons que l’Histoire et son exploration permet de temps en temps de remettre les pendules à l’heure. L’Histoire est surtout transmise par les livres, certes, mais l’Histoire peut et doit aussi être appréhendée par les traces qu’elle a laissées derrière elle, dehors, dans la vraie vie pour ainsi dire, et pas seulement dans les musées et les parcs archéologiques. Rien de plus parlant que des éléments de décor qui renvoient à un passé plus ou moins reculé et qui peuvent interpeller: un ouvrage de la ligne Maginot en plein champ de colza nous ramène à la Seconde Guerre mondiale, fatalement (je dis nous ramène, mais je pense essentiellement à tous ceux qui ne lisent plus et ils sont de plus en plus nombreux, on le sait); toutes les structures en dur, immeubles, halles, charpentes métalliques, cheminées, ponts-passerelles, quais de chargement, pylônes de funiculaire, entrées de mine, etc. restées en place, en friche, mais toujours visibles, remplissaient à peu près le même rôle que les vitraux des cathédrales au Moyen-Âge.

Ces éléments du passé industriel nous reliaient, malgré nous parfois, à cette Histoire dont d’aucuns voudraient estomper les contours, estimant que l’Histoire de l’industrie lourde est trop rugueuse pour les sensibilités feutrées des tenants d’une nouvelle façon de vivre, emprunte de „softitude“ et d’allégeance sans faille aux soi-disant vertus des nouvelles technologies … Sus au passé industriel, à sa pollution, ses bruits, sa violence, ses soubresauts sociaux (mouvements ouvriers, grèves, manifs, occupations, revendications, etc.).

Car tout est là! … On veut nous préparer à une société où l’on est tout le temps mis devant le fait accompli: circulez, il n’y a rien à voir! … Des citoyens réduits à de simples consommateurs dociles et „branchés“ … voilà ce qui nous attend! …

La politique de table rase

Sur le terrain, la destruction des derniers vestiges industriels se poursuit à qui mieux mieux … le mal s’est insinué partout. Les communes (du moins ceux qui les dirigent) suivent le mouvement et pratiquent une politique de motus et bouche cousue. A Esch, la grosse conduite de gaz inter-usines d’abord, la „Boubréck“ ensuite, deux symboles majeurs du riche passé sidérurgique eschois, ont été supprimées, sans que cela ne soulève de réactions particulières. A chaque fois on invoque la sacrosainte propriété privée (Arcelor) et l’utilité publique (CFL). Mais en réalité on poursuit la politique de table rase entamée il y quelques décennies maintenant, pour enfin, et une fois pour toutes, émerger de ce lourd passé industriel et enfin entrer de plain-pied dans la nouvelle ère post-industrielle, dont le réseau de „bénéficiaires“, voire de „profiteurs“ ne cesse de croître. Car ne nous faisons pas d’illusions. Derrière tout ça, il y a des promoteurs immobiliers, des bureaux d’études, des architectes, des urbanistes, des agents communaux … Même si des pratiques du genre „graissage de patte“ ou d’intimidation/chantage ne peuvent à l’heure actuelle être certifiées, la „Nacht-und-Nebel-Aktion“ dans l’affaire des Keeseminnen justifie qu’on se pose des questions …

Et la démocratie dans tout ça? Les édiles des communes, fussent-il entourés d’un collège d’experts ultra-compétents, ne peuvent décider tout seuls, dans leur coin, de nouvelles configurations de l’environnement sans en informer au préalable la population limitrophe. Mais ces édiles et leurs complices jouent la montre. Dans le Bassin minier sévit une économie de charognards. Des asticots de tout bord et de tout genre se repaissent des restes du cadavre putride de l’ex-industrie du fer: cela va du voleur de cuivre dans les sites désaffectés aux cambrioleurs en terrain vulnérable qui pullulent; mais cela inclut aussi toutes les catégories socio-professionnelles impliquées dans le vaste programme de reconversion qui doit aboutir à un projet de société aseptisé et axé sur le virtuel …

Moi personnellement, je n’en veux pas de cette société. Oui, c’est vrai, je suis un nostalgique … et alors? Est-ce qu’il est interdit d’être nostalgique d’une époque dure, certes, mais si attachante … voire des milliers d’ouvriers franchir les portails d’usine aux changements de poste, quel spectacle!; les nombreux cafés, toujours pleins, très animés, mais où on pouvait encore s’entendre parler; les terrains de jeu multiples et extraordinaires qu’offrait le monde de l’industrie; être spectateur permanent du processus de travail régissant la fabrication de l’acier, depuis la mine jusqu’à l’expédition des produits finis; et les loisirs, pas du tout virtuels: cinémas, jeux de quilles, stock cars, luge en hiver, jouer dans les rues sans trop de risques, bals où l’on dansait pour de bon, en couple; et surtout les balades en zone minière, dans les ciels ouverts en activité ou abandonnés (de nos jours, les anciens ciels ouverts sont devenus des réserves naturelles et que ça! – leur fonction première, l’extraction minière, s’efface tout doucement des mémoires … en aucun endroit du Bassin minier, un ancien front de taille de ciel ouvert, n’a été remis dans son état d’origine, c’est-à-dire à nu, comme c’était le cas avant que la nature ne reprenne, assez rapidement d’ailleurs, ses droits …

Crier au sacrilège

De nos jours, il reste des endroits où on voit passer des milliers de personnes. Ce ne sont plus les ouvriers franchissant les portails d’usine, mais les innombrables frontaliers qui chaque jour franchissent la frontière pour aller travailler au Lux, comme ils disent. Cet état de fait m’inspire deux réflexions d’ordre cynique. La Lorraine, après désertification partielle, vomit quotidiennement son trop-plein de main-d’œuvre sur le petit Grand-Duché qui lui s’est rendu compte, au plus tard avec la crise du corona, qu’il ne pouvait absolument pas se passer de cet apport externe. Que se passerait-il si le Luxembourg, économiquement parlant, devait commencer à aller mal? La révolution? Des émeutes? C’est pour parer aussi à ce genre de situation que les instances du pouvoir actuel remodèlent paysages et mentalités pour pérenniser l’idée de paix sociale, un incontournable dans le répertoire politique luxembourgeois.

Au mois de mars dernier, le Tageblatt publiait un article sur les accus Zublin, article signé Pagliarini/Clemens. Nous avons voulu démontrer, exemple à l’appui, qu’un vestige en béton armé, à l’esthétique limitée c’est vrai, décelait en réalité une multitude d’informations historiques inattendues et inédites. C’est comme un livre ouvert sur la vie, un monument qui parle … et de savoir que des millions de tonnes de minette ont transité par ces accus, cette minette qui soi-disant constitue le fondement de la richesse actuelle du Grand-Duché, on a presque envie de crier au sacrilège …

C’est le professeur Denis Scuto qui nous a demandé de nous pencher sur la question. Denis Scuto est professeur d’histoire contemporaine à l’Université du Luxembourg et il sait de quoi il parle; pour lui, le patrimoine industriel n’est pas un vain mot …

Or, tous les Scuto, les Pagliarini, les Clemens, les Maas et Cie (attachés à l’Histoire de l’industrie du fer lorraine-luxembourgeoise) n’ont pu empêcher les pelles hydrauliques d’entrer en action … nos propositions, on s’assied dessus … les décisions sont prises ailleurs, il faut croire …

Mais attention, nous n’avons pas dit notre dernier mot … on profitera au maximum de toutes les voies légales que nous offre notre chère démocratie pour contrecarrer vos projets ineptes, quitte à écorner la fameuse paix sociale …