Par Denis Scuto, historien à l’Université de Luxembourg
En matière d’usage et de manipulation du passé, les régimes dictatoriaux opèrent par la négation et la falsification de faits historiques. Les démocraties détournent l’histoire d’une autre façon. Elles soulignent encore et encore les aspects positifs et cachent ou refoulent les éléments négatifs.
Dans un long article, Mil Lorang a décrit dans le Tageblatt du 1er décembre 2017 un des exemples les plus graves de détournement de l’histoire au Luxembourg: le silence sur la participation de quatorze soldats de l’armée luxembourgeoise (la Fräiwëllegekompanie dissoute par l’occupant nazi pendant la guerre), incorporés dans le
Reserve-Polizeibataillon 101 de Hambourg, au meurtre de masse de milliers de Juifs en Pologne en 1942-1943. Le silence et le manque persistant de clarté sur ce chapitre sombre de l’histoire luxembourgeoise a une longue préhistoire, sur laquelle je voudrais aujourd’hui revenir. Car ils posent la question comment un pays, comment un Etat, comment une société utilisent le passé.
C’est l’histoire d’un silence qui a duré cinquante ans. Cinquante ans après ces meurtres de masse, ce silence est rompu non pas au Luxembourg ou par des Luxembourgeois, mais par un historien américain, spécialiste de l’Holocauste. Sur conseil d’un des pionniers de ces recherches, Raul Hilberg, qui l’avait rendu attentif dix ans plus tôt au rôle clé joué par la police ordinaire, la Ordnungspolizei, dans la „Solution finale“, Christopher Browning publie en 1992 son étude „Ordinary Men: Reserve Police Battalion 101 and the ’Final Solution’ in Poland“ qui paraît en allemand en 1993 et en français en 1996. Dans ce livre, Browning étudie la question pourquoi la plupart des 500 hommes du bataillon de police se sont transformés en „meurtriers professionnels“. Seulement 10 à 20% des membres du bataillon ont refusé de participer aux exécutions. Comment des hommes ordinaires deviennent-ils ces bourreaux qui, de juillet 1942 à novembre 1943, fusillent ou battent à mort au moins 38.000 êtres humains et sortent au moins 45.000 autres de leurs maisons et cachettes pour les entasser dans des wagons à bétail et les déporter vers les chambres à gaz de Treblinka?
Cinquante ans de silence
Browning montre, comme il l’exprime, comment le renforcement mutuel de la guerre et du racisme en lien avec l’effet sournois de la propagande et de l’endoctrinement mais aussi les normes dominantes comme la masculinité et la camaraderie peuvent conduire à de tels actes. Ses conclusions sont à la fois nuancées et alarmantes, puisque sa démarche est celle d’un véritable historien, soucieux d’expliquer – ce qui ne signifie pas excuser – et de comprendre – ce qui ne signifie pas accepter. Puisque guerre, traditions racistes, esprit de conformisme à l’égard d’autorités, opportunisme, manque de courage, pression de groupe sur les individus caractérise toujours nos sociétés modernes, Browning pose à la fin du livre cette question: „Si les hommes du 101e bataillon de réserve de la police allemande sont devenus des meurtriers dans ces circonstances, pour quel autre groupe d’êtres humains pourrions-nous alors désormais exclure quelque chose de semblable?“
Le livre de Browning n’est vraiment connu au Luxembourg que quatre ans plus tard, dans le cadre de la „Goldhagen-Debatte“. En mars 1996, la thèse de doctorat du politologue américain Daniel Jonah Goldhagen paraît en allemand sous le titre „Hitlers willige Vollstrecker. Ganz gewöhnliche Deutsche und der Holocaust“. Elle se base sur trois études de cas: les bataillons de police, le travail forcé de juifs et les marches de la mort. Ses conclusions s’opposent à celles de Browning. Non pas une multitude de causes mais une raison principale constitue d’après lui la clé pour expliquer la Shoah: l’endoctrinement de la population allemande depuis le 19e siècle par un „antisémitisme éliminatoire“. Les bourreaux allemands n’auraient pas été des hommes ordinaires mais des antisémites fanatiques.
Comme beaucoup de Luxembourgeois sont des lecteurs et lectrices assidus de magazines allemands, la série d’articles dans la Zeit qui fit du livre de Goldhagen – contrairement à celui de Browning quatre ans plus tôt – un événement médiatique ne passa pas inaperçue. Browning, dans sa réponse à Goldhagen, s’éleva contre ce qu’il appelait la démonisation des Allemands et souligna que non seulement des Allemands mais aussi quatorze Luxembourgeois avaient participé aux meurtres de masse de Juifs polonais. Eux n’avaient pas été endoctrinés par l’Allemagne national-socialiste.
Le premier historien luxembourgeois à réagir est Lucien Blau dans le Tageblatt du 8 juin 1996 dans un article de deux pages („Ein Beispiel unbewältigter Geschichte: die Luxemburger im Reserve-Polizeibataillon“). Comme Browning, Blau renvoie à deux témoignages significatifs d’anciens du Reservepolizeibataillon dans le deuxième tome de l’histoire de la Fräiwëllegekompanie pendant la guerre, paru en 1986. Ils soulignent l’ampleur du silence, des omissions, du refoulement liés à cette histoire. Ce qui frappe dans les récits de Jean Heinen, né en 1919 („Das Schicksal einer Gruppe“, p. 207-219), et de Roger Wietor, né en 1922 („Ich hatte einen Beschützer“, p. 220-221), c’est qu’un mot n’apparaît pas du tout dans leur témoignage: Juif. Heinen et Wietor ont assisté comme les autres membres du bataillon, de juillet 1942 à novembre 1943, à toutes les phases du massacre de masse des Juifs de Pologne: encadrement des convois de Juifs pour les centres de mise à mort, regroupement des Juifs dans les ghettos et les camps de transit, évacuation des ghettos et déportations vers Treblinka, participation aux mises à mort et massacres à grande échelle, traque et élimination systématique de tous les Juifs ayant échappé aux rafles. Et, en 1986, ils ne mentionnent dans leurs témoignages aucun Juif.
Au nom de la mémoire consensuelle
En revanche, leurs témoignages ont les mêmes fils rouges. Ils ne se souviennent que de la lutte contre des partisans et qu’ils auraient fait de leur mieux pour aider des partisans polonais tout comme ils auraient sympathisé avec la population polonaise, en mettant leur propre vie en danger. Comme l’historienne Eva Klos l’a montré dans sa thèse de doctorat, soutenue cette année à l’Université du Luxembourg („Zwangsrekrutierung im Zweiten Weltkrieg in den nationalen Erinnerungskulturen Luxemburgs, Frankreichs, Belgiens“) et avant elle l’historien Peter Quadflieg dans ses recherches sur l’enrôlement forcé au Luxembourg et à Eupen-Malmédy, on retrouve chez ces anciens membres du Reserve-Polizeibataillon 101 comme chez les enrôlés de force le même schéma de remémoration, caractérisé par l’intégration après coup des expériences connues au front dans un discours de résistance et de victimisation.
S’intégrer dans le discours que nous retrouvons p.ex. dans la préface au livre sur la Fräiwëllegekompanie du ministre de la Force publique, Emile Krieps: „La transplantation des soldats, gendarmes et policiers n’a pas servi, comme il s’imaginait, la cause de l’envahisseur. Partout où nos compatriotes se trouvèrent en poste, ils essayèrent de saboter les efforts de l’ennemi. Les uns fournirent des renseignements aux Alliés. D’autres – ceux stationnés en Yougoslavie par exemple – prirent le risque de prévenir les partisans des attaques allemandes prévues contre leurs refuges. Beaucoup désertèrent et disparurent dans les maquis.“ Souligner les aspects positifs. En effet, 264 des 455 membres de la Fräiwëllegekompanie ont été jetés dans les prisons et camps de concentration nazis, dont 48 n’ont pas survécu. Cela justifie-t-il de passer sous silence la participation d’autres „compatriotes“ à des massacres de masse?
L’amnésie de Jean Heinen, qui a gravi les échelons de la Force publique après la guerre pour devenir commissaire en chef de la Sûreté, prend subitement fin en 1996. Dans une interview sur RTL Radio et dans quatre courriers de lecteur dans le Luxemburger Wort (3, 7, 10 et 14 août 1996), l’explication qu’il donne sur son silence laisse le lecteur bouche bée: „Ich habe die Judenvernichtung nicht erwähnt, weil ich kein Historiker bin und somit auch nicht zu einer Klärung der Vorkommnisse hätte beitragen können.“ Tout en niant une participation directe des Luxembourgeois aux exécutions, il se souvient maintenant néanmoins des différentes phases des massacres et emploie un langage énigmatique: „Die beiden Massenhinrichtungen waren die einzigen, bei denen unsere Kompanie herangezogen wurde (…).“ Maintenir le flou, en matière de complicité dans des crimes, a une longue et solide tradition dans l’historiographie luxembourgeoise de la guerre. Ces courriers de lecteur de Heinen en fournissent un véritable cas d’école.
A la suite de ce débat, l’historien Paul Dostert entreprit ses propres recherches dans les archives du parquet et de la police de Hambourg qui avaient enquêté et mené un procès contre des membres du Reserve-Polizeibataillon 101. Les résultats furent publiés dans le numéro 1 de la Hémecht de 2000. Lui également arrive comme Browning à la conclusion que les Luxembourgeois ont été impliqués directement ou indirectement dans le meurtre de masse de Juifs. En ce qui concerne les causes de cette participation, Dostert souligna la jeunesse des membres luxembourgeois (les policiers allemands étaient âgés de plus de 40 ans) et leur attitude conformiste pour survivre. On ne pouvait stipuler chez eux un antisémitisme fanatique. Des jeunes à qui personne ne demanda à leur retour ce qu’ils avaient fait en Pologne et qui réussirent à fondre leur expérience dans le grand discours national du peuple luxembourgeois de résistants et de martyrs.
La tentative de Paul Cerf, pionnier des recherches sur la Shoah au Luxembourg, de faire juger les membres luxembourgeois encore vivants du bataillon échoua. Les faits étaient prescrits car les „crimes contre l’humanité“ ne figuraient pas encore dans le Code pénal luxembourgeois, une autre omission qui interpelle. Lorsque l’exposition „Verbrechen der Wehrmacht. Dimensionen des Vernichtungskriegs (1941-1944)“, qui a détruit le mythe de la „saubere Wehrmacht“ en Allemagne, passa par le Luxembourg, en décembre 2002, Lucien Blau, Marie-Paule Jungblut et moi-même avions osé questionner sur RTL Télé les tabous comme celui des Luxembourgeois du bataillon 101 et de Luxembourgeois ayant participé au sein de leur unité de la Wehrmacht au meurtre de Juifs en Union soviétique. Cela nous valut des menaces verbales et physiques de certains anciens enrôlés de force. Une motion parlementaire de Renée Wagener, députée des Verts, demandant des recherches scientifiques et un institut d’histoire du temps présent à la nouvelle Université du Luxembourg, fut adoptée mais c’est un centre de documentation sur l’enrôlement de force qui fut fondé en 2003, pour que la mémoire consensuelle avec son cortège d’omissions et de silences puisse se perpétuer. Il fallu attendre encore plus de dix ans pour que l’actuel gouvernement donne l’impulsion de créer un institut d’histoire du temps présent.
Il reste à espérer qu’aujourd’hui et demain, enfin, la recherche scientifique puisse se pencher avec les moyens, le soutien et la liberté indispensables à la reconstruction de l’histoire contemporaine luxembourgeoise, dans sa globalité et dans sa complexité. En nous inspirant de l’approche d’un historien français que Christopher Browning cite dans sa préface. Marc Bloch, peu avant d’être exécuté comme résistant par les nazis, rappelait ce principe fondamental pour tout historien: „Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études: ’comprendre’.“
De Maart
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