Les dessins d’enfantUne source d’inspiration bien fraîche

Les dessins d’enfant / Une source d’inspiration bien fraîche
Les dessins des filles de l’artiste Cristina Dias De Magalhães actuellement exposés à la galerie Nei Liicht de Dudelange Photo: Mike Zenari

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Par leur authenticité et leur spontanéité, les dessins d’enfant ont longtemps été pour les artistes avant-gardistes une des voies les plus sûres pour rompre avec le passé. Ils sont désormais un moyen reconnu de renouveler son regard sur le monde.

La condescendance envers un être inaccompli, la fascination pour une imagination immaculée, l’adulation pour un artiste en devenir. Les dessins d’enfant peuvent éveiller une palette d’émotions très variées, chez les parents aussi bien que chez les artistes. La photographe et mère Cristina Dias De Magalhães a connu différents stades émotifs avant d’exposer les dessins de ses deux jumelles dans l’exposition „Same but differents“ dont elles sont les motifs principaux (à la galerie Nei Liicht de Dudelange jusqu’au 21 février). 

„La domination renouvelée de l’instinct“

Le dessin du jeune enfant est une fenêtre sur ses représentations que son langage, encore trop peu étoffé, n’offre pas. Rien de tel qu’être parent pour s’en rendre compte. Après la marche et le langage, le dessin de ses filles à partir de l’âge de deux ans et demie fut une troisième grande source de fascination pour la jeune mère. „J’ai remarqué qu’elles retravaillaient ce qu’elles voyaient. J’étais impressionnée par les gestes, les formes, les figures. C’est vraiment cette force créative, instinctive, d’appréhender le monde, mais aussi de le penser, car il n’y a pas seulement les formes, il y a les couleurs, le vécu.“  

J’étais impressionnée par les gestes, les formes, les figures. C’est vraiment cette force créative, instinctive, d’appréhender le monde, mais aussi de le penser, car il n’y a pas seulement les formes, il y a les couleurs, le vécu.“  

Cristina Dias de Magalhães, photographe et mère

Elle a alors commencé à photographier les dessins de ses filles, à les accrocher aux murs de la maison. Elle a constaté qu’elle leur donnait trop d’importance quand la mère a commencé à couper les filles dans leur élan au moment où elle estimait que le dessin en cours était fini, au risque de freiner l’élan créatif que favorise le dessin non dirigé. „Ce ne sont pas des oeuvres d’art mais il y a une force créatrice que les adultes ne sauraient pas reproduire.“ 

Les dessins auront gardé une importance suffisante pour que la photographe envisage d’en exposer en galerie à côté de son travail. „Je voulais montrer comment leur univers est plein de fantaisie, de couleur. C’était pour moi une manière de valoriser l’être, de valoriser les enfants à travers elles. Elles existent, elles pensent, elles ont une manière de s’exprimer et ça évolue“, explique-t-elle. Ce faisant, elle a suivi son coeur. sans chercher à copier personne. 

C’est le critique d’art Christian Gattinoni qui a fait le rapprochement, dans son texte de présentation de l’exposition, entre sa démarche et une tradition artistique qui remonte aux créateurs avant-gardistes de l’almanach du Blaue Reiter, publié à Munich en 1912. Tandis que l’une de ses figures de proue, Vassily Kandinsky, „considère l’art enfantin comme une expression intuitive directe de l’essence intérieure des choses (…), Cristina, quant à elle, place sa série sous le règne de la domination renouvelée de l’instinct“, écrit-il.

De Kandinsky à Delvoye

Les représentants les plus connus du Blaue Reiter, Vassily Kandinsy et Paul Klee, sont deux des six cas emblématiques à travers lesquels le critique d’art et historien de l’art américain Jonathan Fineberg a illustré il y a un quart de siècle, la dette que l’art moderne avait contracté envers les dessins d’enfants. Dix ans plus tôt, en 1985,  quand l’Institut des arts de Détroit lui avait demandé de consacrer une exposition à ce sujet, il avait d’abord été sceptique, avant de s’embarquer dans ce qu’il allait finalement décrire comme le „voyage de découverte le plus excitant de [sa] carrière“. Au fur et à mesure de ses recherches, il constate que les dessins d’enfant, loins de tout soupçon, forment une source d’inspiration tout aussi importante que les cultures extra-européennes, l’art populaire ou encore l’art des malades psychiatriques pour les avant-gardes du début du XXe siècle. 

C’est à cette époque que de jeunes artistes soucieux de rompre avec la peinture académique tournée vers la tradition et le passé, pense trouver dans les dessins d’enfant un regard spontané, encore préservé des adultes et de la culture. Henri Matisse y renouvelle sa vision du monde, lui, qui à la fin de sa carrière dit encore que: l’artiste doit „tout voir, comme si c’était la première fois qu’il voyait, il doit voir la vie, comme la voit l’enfant, et s’il perd cette capacité, il ne peut plus s’exprimer de manière originale et donc personnelle.“ 

Jonathan Fineberg s’est rendu compte que beaucoup d’artistes avaient des collections privées de dessins d’enfant. Il a même mis au jour la collection de Vassily Kandinsky et de sa femme Gabriele Münter, qui dormait dans leur maison devenue musée. Il a aussi réhabilité ses écrits théoriques que personne n’avait voulu réellement prendre au sérieux, alors qu’il disait ouvertement l’intérêt de s’inspirer de ces dessins d’enfants. „So entblößt sich in jeder Kinderzeichung ohne Ausnahme der innere Klang des Gegenstandes von selbst. Die Erwachsenen, besonders die Lehrer, bemühen sich, dem Kinde das Praktisch-Zweckmäßige aufzudrängen, und kritisieren dem Kinde seine Zeichnung gerade von diesem flachen Standpunkte aus: „dein Mensch kann nicht gehen, weil er nur ein Bein hat“, „auf deinem Stuhl kann man nicht sitzen, da er schief ist“ usw. Das Kind lacht sich selbst aus. Er sollte aber weinen. (…) Der Künstler, der sein ganzes Leben in vielem dem Kinde gleicht, kann oft leichter als ein anderer zu dem inneren Klang der Dinge gelangen.“

L’amitié que Paul Klee noue avec Vassily Kandinsky à partir de 1911, repose notamment sur leur intérêt pour les dessins d’enfant. Cela fait dix ans, que Klee a redécouvert ses propres dessins d’enfant dans le grenier de ses parents. Ils marqueront l’entièreté de son parcours, à commencer par la série des „Inventionen“ entamée dans la foulée de cette découverte. Dans le catalogue de ses oeuvres qu’il établit en 1911, à 32 ans, Paul Klee intègre 18 de ses dessins réalisés entre 2 et 13 ans, et relègue à l’arrière-plan ses oeuvres composées lors de ses études à Rome et Munich comme „non artistiques“. Jusqu’à sa mort en 1940, son immersion dans le monde de l’enfance est une constante même si elle n’est jamais sa seule approche. Il tente notamment d’imiter ses dessins d’enfance, y cherchant un dessin automatique. 

„Wandering artist“ de Paul Klee, 1940
„Wandering artist“ de Paul Klee, 1940

A la même époque, Picasso n’avait de son enfance que des dessins académiques. Mais il admirait l’usage que fait Henri Matisse des siens. Il s’en inspire pour des détails des Demoiselles d’Avignon qu’il compose en 1907. Son intérêt pour les dessins d’enfant ne faiblira jamais. Le détail le plus remarquable, de l’oeuvre la plus  monumentale de l’artiste le plus cher de l’histoire de l’art, à savoir le cheval de „Guernica“, est même directement inspiré du dessin d’un enfant de six ans. „La fascination que Picasso ressent à l’égard des dons d’imagination visuelle des enfants, découlait de son extraordinaire capacité à retracer les désirs et souvenirs de l’enfance, qui normalement sont refoulés de la conscience des adultes“, constate Jonathan Fineberg, dans le catalogue „Mit dem Auge des Kindes“ de l’exposition qui s’est tenue en 1995 à Munich puis à Berne. 

Par son travail de recherche dans lequel il s’arrête aussi sur les cas de Miro, Jean Dubuffet et du groupe Cobra, Jonathan Fineberg espérait ajouter une profondeur spirituelle et intellectuelle aux oeuvres des artistes. „Regarder la réalité avec les yeux d’un enfant, passe désormais pour une stratégie tout aussi légitime que d’autres méthodes, comme le travail de libre association à la suite des surréalistes, de l’abstraction rationnelle ou de l’expresison intuitive“, constatait-il.

Ainsi, dans les années 1980, Jean-Michel Basquiat pouvait considérer normale la collaboration avec les enfants, au point d’engager un enfant de huit ans, Jasper Lock, comme assistant payé vingt dollars par jour, dont il intègre les dessins dans ses oeuvres. C’est lui qui dessine l’Empire State building dans son oeuvre „Empire“. Et c’est lui qui, lors du vernissage de son exposition à la Mary Boone Gallery de New-York en 1986, présente à Andy Warhol le jeune garçon comme „le meilleur peintre de tout New York“.

C’est dans un même esprit de provocation, que Wim Delvoye, trois ans plus tard, pour une de ses premières expositions solos, à Rotterdam, décide de montrer ses dessins d’enfant, qu’il baptise „Early works (1968-71)“. A cette rétrospective de début de carrière, succèdera une rétrospective d’un artiste confirmé, organisée en 2016 au Mudam. Ses dessins d’enfant y venaient éclairer ses installations et oeuvres futures. Et la curatrice, Sofia Eliza Bouratsis, y décelait des questionnements fondateurs de l’enfant, tels qu’énoncés par  Freud. „La question des origines et des différences et ressemblances entre l’humain et l’animal mais aussi le retournement dialectique d’un élément en son contraire font déjà partie de sa conception du monde. Manière assez inattendue et éloquente pour l’enfant-artiste de démontrer la liberté créatrice du sujet constituant, qu’il soit enfant, artiste ou chercheur“, écrivait-elle dans le catalogue y consacré.

Dessin d’un enfant de Weimerskirch paru dans une publication de la Société de l’art à l’école en 1960
Dessin d’un enfant de Weimerskirch paru dans une publication de la Société de l’art à l’école en 1960 Photo: eluxemburgensia.lu/D’Land du 22.7.1960 

Les promesses du dessin libre

Jonathan Fineberg espérait qu’on déduise de son analyse, non pas que les dessins d’enfant doivent être considérés comme des oeuvres d’art, mais qu’il fallait renforcer notre intérêt et notre respect pour la créativité des enfants. C’est plus ou moins ce que Nic Klecker, alors trentenaire, écrivait en juillet 1960 dans le Lëtzebuerger Land. A l’époque, la Société de l’art à l’école, créée en 1912,  qui organisait des expositions de dessins d’enfants au Cercle municipal, avait publié un recueil de dessins d’enfants qui se voulait un plaidoyer pour le dessin libre à l’école. „Die Feststellung, das Kind sei unbegabt, beruht auf geistiger Trägheit seitens des Lehrers und des Vaters, auf der Unfähigkeit, Begabung zu entdecken, auf der Unkenntnis der Methoden, die zu dieser Entdeckung führen und die der vorhandenen Begabung zur Entfaltung verhelfen können“, avait écrit le professeur de français et écrivain.

Les dessins d’enfants m’inspirent beaucoup parce qu’ils ont la fraîcheur de l’authenticité. Les enfants, surtout en bas âge, ne sont pas encore formatés par les concepts des adultes qui pensent que l’on peut dessiner de manière ‚ juste’ ou ‚fausse’.

Jean-Marie Biwer, artiste-peintre

Voilà comment, élève à l’école primaire de Dudelange dans les années 60, l’artiste-peintre Jean-Marie Biwer a dû endurer l’enseignement traditionnel (et contre-productif) du dessin. „Dès la première année du primaire, on nous obligeait à travailler avec une règle. En fait, il y avait un système, un programme à suivre qui fut tout sauf inventif“, regrette-t-il. „A notre époque, il n’y avait pas ce respect pour le travail artistique des enfants et des ados. Bien au contraire – comme j’ai toujours dessiné en marge de mes livres de classe et de mes cahiers, on me punissait pour ce ‚vandalisme’.“ 

Avoir grandi dans une cité ouvrière, où l’art semblait être un luxe qu’on ne pouvait pas se permettre, n’a pas aidé. „Cela n’existait pas, tout simplement. Ou alors seulement comme passe-temps, une sorte de „spleen“ des gens très fortunés. Donc, nos dessins atterrissaient tous dans la poubelle.“ Jean-Marie Biwer n’a plus de dessins de son enfance sur lesquels il pourrait se pencher comme d’autres artistes avant lui. Régulièrement, toutefois, sur les réseaux sociaux, il apprend avec joie que tel ou tel de ses dessins a été sauvé par d’anciennes connaissances.

C’est avec tout autant de bonheur qu’il constate que les enfants d’aujourd’hui bénéficient d’un regard plus stimulant et d’un espace de liberté plus grand. Il en a fait l’expérience pas plus tard que l’an dernier lors d’un atelier dans le cadre de son exposition au Mudam. „Ce fut magnifique de voir que leurs travaux étaient montrés au Mudam , soit en vrai, soit en vidéo, dans la salle de création au premier étage.“

Cette bienveillance ne fait que multiplier ces précieuses sources d’inspiration. „Les dessins d’enfant m’inspirent beaucoup parce qu’ils ont la fraîcheur de l’authenticité. Les enfants, surtout en bas âge, ne sont pas encore formatés par les concepts des adultes qui pensent que l’on peut dessiner de manière ‚juste’ ou ‚fausse’“, confie-t-il. „Quand j’observe les enfants lorsqu’ils dessinent, je me rends compte du sérieux aussi qu’ils y mettent. Et à ce niveau, je me sens très proche d’eux.“

Les concepts des adultes, Jean-Marie en fait encore les frais. Récemment, par malveillance, un internaute a prétendu qu’un enfant de quatre ans ferait aussi bien que lui. Il en a fait „un magnifqiue compliment“, en se rappelant une phrase désormais incontournable de Pablo Picasso, quand on s’intéresse aux dessins d’enfant dans l’art. En 1945 à Sir Herbert Read, à la sortie d’une exposition de dessins d’enfants organisée par le British council de Paris: „Quand j’avais leur âge, je dessinais comme Raphaël mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme eux.“

„Ce qu’il veut dire, c’est que justement, il n’y a pas de vérité absolue en art, que tout grand art, innovateur, est au départ une transgression des règles établies. Et que dans l’art des enfants Picasso a vu cette totale liberté, une qualité qu’il lui a fallu reconquérir tout au long de sa vie“, analyse Jean-Marie Biwer. Rappeler aux adultes – qu’ils soient parents ou artistes – qu’on peut refuser d’obéir aux règles, c’est sans aucun doute ce que sait faire de mieux un jeune enfant.