Montag22. Dezember 2025

Demaart De Maart

Critique „Des gens sensibles“Trois voix, une urgence, ou la littérature selon Fottorino

Critique „Des gens sensibles“ / Trois voix, une urgence, ou la littérature selon Fottorino
L’auteur Eric Fottorino Photo: Mickaël Schauli, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons 

Jetzt weiterlesen!

Für 0,99 € können Sie diesen Artikel erwerben:

Oder schließen Sie ein Abo ab:

ZU DEN ABOS

Sie sind bereits Kunde?

A la découverte du livre „Des gens sensibles“: une œuvre qui explore la sensibilité et l’humanité avec profondeur. Critique.

A Paris, au début des années 1990, Jean Foscolani, dit Fosco, jeune écrivain de vingt ans, s’apprête à publier son premier roman, „Des gens sensibles“. Soutenu par Clara, une conseillère littéraire et „impresario“ passionnée et excessive en tout, il fait la rencontre de Saïd, écrivain algérien engagé, menacé pour avoir dénoncé les violences des islamistes dans son pays. Entre ces trois êtres se tisse un lien profond, fait de littérature, d’amitié et de luttes intimes, que le lecteur découvre tout au long des 21 chapitres d’une grande fluidité narrative composant ce roman d’Eric Fottorino.

Fidèle à la veine introspective et humaniste de son auteur, ce texte est d’abord un texte profondément humain qui met en scène un trio (Clara, Fosco et Saïd) formant un triangle affectif et intellectuel riche qui s’est épousé „une fois pour toutes devant l’essentiel“, et où chacun apporte à l’autre un regard neuf sur le monde et sur soi-même. Ces personnages partagent la conviction que la sensibilité n’est pas une faiblesse, mais une manière exigeante de vivre, d’aimer, de lire, d’écrire et de résister. Ce trio est aussi un microcosme du monde littéraire tel que Fottorino l’envisage, à savoir comme un espace de transmission, d’écoute et de fraternité. Dès les premières pages, le lecteur est saisi, absorbé par l’histoire, et en ressort bouleversé, comme traversé par une expérience intérieure. Le roman agit comme une vague silencieuse: il capte, submerge, et laisse derrière lui une empreinte durable.

Un trio de sensibilités

Clara est bien plus qu’une simple attachée de presse. Elle incarne une figure centrale du roman: celle qui relie, qui soutient, qui croit en l’autre. Elle repère chez Fosco un talent encore brut et décide de s’investir pleinement dans la promotion de son premier roman. Dans une sphère littéraire souvent cynique ou stratégique, Clara est guidée par la passion, la conviction intime, presque viscérale, que les mots peuvent toucher et transformer. Mais derrière cette énergie, se dessine une fragilité silencieuse, une générosité qui confine parfois à l’effacement de soi. Clara est une femme profondément humaine, porteuse de bienveillance et de courage, dont le rôle dépasse le cadre professionnel: elle devient le catalyseur du lien entre Fosco et Saïd, et un pilier affectif pour chacun.

A propos

Né en 1960 à Nice, Eric Fottorino est un écrivain, journaliste et éditeur. Ancien directeur du Monde, il est également le cofondateur de l’hebdomadaire Le 1 et de la revue Zadig. Sa plume mêle souvent quête identitaire, mémoire familiale et exploration des silences du passé. L’œuvre de Fottorino s’articule autour de la recherche des origines et de la construction de soi. Ses romans abordent des sujets tels que l’adoption, la mémoire familiale, les secrets enfouis et la quête de l’autre. A travers des récits intimes, dans lesquels il explore les blessures du passé et la manière dont elles façonnent l’identité présente, Eric Fottorino invite le lecteur à une introspection sur les liens familiaux, la mémoire et la quête de soi. Son dernier roman, „Des gens sensibles“, s’inscrit dans cette perspective dans la mesure où l’auteur poursuit son exploration des thèmes qui traversent son œuvre: la quête d’identité, la puissance de la littérature et les liens humains profonds.

Fosco, quant à lui, est à la croisée des chemins entre l’adolescence et l’âge adulte, entre l’inspiration et l’angoisse de la réception, entre admiration et construction de soi. A travers lui, Fottorino dessine une figure touchante d’écrivain débutant, encore perméable, à la fois émerveillé et inquiet face au monde littéraire. La rencontre avec Saïd bouleverse sa trajectoire: Fosco découvre une littérature de combat, une écriture risquée, engagée, dangereuse. Il apprend que les mots ne sont pas qu’esthétiques ou intimes – ils peuvent aussi être des armes, des cibles. Ce dernier est également un miroir du lecteur, cherchant à comprendre ce que signifie „être sensible“, et de quelle manière cette sensibilité peut s’inscrire dans une époque tourmentée.

Saïd, enfin, est un écrivain menacé, il est la conscience du roman. Il est sans doute le personnage le plus intense du récit. Écrivain algérien engagé, il vit sous la menace des fondamentalistes religieux en raison de ses prises de position publiques. Saïd incarne la figure de l’intellectuel courageux, lucide et blessé, qui choisit de ne pas se taire, malgré les risques. A travers lui, Fottorino redonne une voix à ceux que la violence veut faire taire. Mais Saïd n’est pas que politique: il est aussi profondément humain. Il se lie d’amitié avec Fosco et Clara, et leur offre une autre manière d’envisager l’écriture: comme acte de survie, de mémoire, de vérité. Sa présence dans le roman est un rappel constant de ce que coûte la parole libre dans certains contextes, et du pouvoir inaliénable de la littérature comme refuge et révolte.

Couverture du livre „Des gens sensibles“
Couverture du livre „Des gens sensibles“ Source: Gallimard

„Des gens sensibles“ nous fait d’abord comprendre que la littérature s’envisage comme acte de résistance. Ce qui frappe d’abord le lecteur, c’est la foi immense que le roman place dans la littérature – non pas comme simple artifice esthétique, mais comme force vive, comme outil de résistance face à la violence, au silence, à l’oubli. A travers le personnage de Saïd, écrivain algérien menacé pour ses prises de position, Fottorino nous rappelle que les mots peuvent déranger, dénoncer, réveiller – et parfois, coûter la vie. Cette conviction donne au roman une dimension éthique et politique forte, sans jamais sacrifier l’émotion ou l’intime. Le titre lui-même est une revendication: être „sensible“ dans un monde souvent brutal, ce n’est pas être faible. C’est refuser l’indifférence, c’est ressentir pleinement, aimer sans cynisme, s’ouvrir au monde sans armure. A travers ses personnages – Fosco, Clara, Saïd – Fottorino esquisse une cartographie de la sensibilité, de ses échos, de ses blessures et de sa beauté. Dans une époque qui valorise la performance et la maîtrise de soi, cette posture devient presque subversive.

Etre ‚sensible‘ dans un monde souvent brutal, ce n’est pas être faible

Par ailleurs, le roman est aussi une mise en abyme de l’écrivain débutant, confronté à la naissance de sa propre voix. Fosco, ce jeune auteur en devenir, doit à la fois se confronter à son héritage, à ses influences, mais aussi à l’autre: celui qui écrit depuis un endroit plus dangereux, plus exposé. On y lit une forme de passation, voire une transmission: la littérature ne se vit pas seul, elle se partage, elle s’inscrit dans un dialogue, parfois silencieux, avec d’autres sensibilités, d’autres vérités. S’esquisse enfin, en filigrane, une mémoire de l’Algérie: la présence du personnage de Saïd, et les évocations du contexte algérien des années 90, font aussi du roman un écho discret, mais poignant aux blessures postcoloniales. Fottorino, comme dans plusieurs de ses romans précédents, évoque les traumatismes de l’exil, du déracinement, de la mémoire brouillée, mais sans manichéisme ni pathos.