Penser le coronavirusSans école plus d’inégalités

Penser le coronavirus / Sans école plus d’inégalités
La situation actuelle touche surtout les élèves issus de milieux défavorisés et encore plus ceux issus d’un contexte migratoire Photo: AFP/NTB Scanpix/Heiko Junge

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

L’enseignante-chercheuse à l’Université du Luxembourg et docteure en psychologie de l’éducation Sylvie Kerger estime qu’il serait fructueux que les habitudes de contact prises entre les enseignants et les familles durant la pandémie puissent perdurer dans le temps.

La crise sanitaire que nous vivons actuellement a des répercussions sur de nombreux domaines de nos vies. En tant qu’enseignante-chercheuse en psychologie de l’éducation, j’observe tout particulièrement comment l’éducation des enfants, des adolescents et des jeunes adultes a été chamboulée, autant pour les élèves que pour les parents et le personnel enseignant. De multiples mesures ont donc été mises en place dans l’urgence afin de rendre possible un enseignement à domicile.

A l’Université du Luxembourg, le personnel académique dont je fais partie travaille à distance et les étudiants et étudiantes assistent aux cours en ligne. Les moyens technologiques nous permettent de communiquer, de gérer la charge de travail et d’évaluer les cours. Ainsi, les répercussions de la crise sanitaire resteront minimales en ce qui concerne l’avancement des études universitaires.

Néanmoins l’enseignement à distance pour les jeunes élèves de l’école fondamentale s’avère être plus compliqué. Ces élèves sont moins autonomes et beaucoup d’entre eux ont besoin d’être assistés et de recevoir des explications détaillées sur les nouveaux contenus.

En très peu de temps, des efforts énormes ont été réalisés par le ministère de l’Education nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse et le corps enseignant afin d’établir un enseignement à domicile. L’utilisation de plateformes pédagogiques et la mise à disposition de matériel didactique et d’autres ressources en ligne sont quelques exemples des efforts fournis. C’est maintenant aux parents qu’incombe la responsabilité de créer un cadre favorable à l’apprentissage. Le personnel enseignant, n’étant pas encore entièrement habitué à l’utilisation des plateformes numériques, a dû s’adapter très vite à ces ressources pédagogiques et expliquer aux parents et aux enfants comment s’en servir. Cet apprentissage commun, sous haute pression, a permis de faire un grand pas dans l’utilisation des nouvelles technologies. Cela s’avère être une belle opportunité pour se familiariser avec ces moyens de communication. A l’avenir, cela permettra peut-être de guider et de gérer les apprentissages des élèves d’une autre manière.

Barrières linguistiques et technologiques

Mais il faut bien être conscient que, malgré les efforts persistants et compétents au niveau de l’enseignement et de la famille, tous les enfants ne bénéficient actuellement pas des mêmes conditions d’apprentissage. Il existe de grands écarts d’un enfant à l’autre.

On peut noter un nombre de conditions qui sont favorables à la réalisation efficace de l’école à la maison :
– Les parents (ou tuteurs et tutrices) parlent la langue utilisée pour les cours (c’est-à-dire l’allemand et le français), connaissent la matière à apprendre et ont les compétences pour soutenir leurs enfants dans leurs tâches scolaires.
– Les parents possèdent les compétences informatiques nécessaires pour savoir utiliser les différentes applications mises à leur disposition.
– Les parents disposent d’un équipement informatique pour tous les membres de la famille (école à la maison des enfants, télétravail des adultes, etc.) et d’une connexion internet performante.
Finalement, pour des familles plus grandes, l’habitation disposera idéalement de plusieurs pièces, permettant ainsi aux différentes personnes de travailler sans se déranger l’un l’autre.

Il va de soi que ces conditions idéales ne peuvent pas être remplies par toutes les familles, créant ainsi des situations compliquées où la réalisation de l’enseignement à domicile est difficile. Par exemple, un grand nombre de parents ne parlent pas couramment les langues enseignées à l’école. Ces barrières linguistiques entravent la communication entre le personnel enseignant et les parents. De plus, certains parents ont du mal à comprendre ou à mettre en pratique les consignes du personnel enseignant. Ces difficultés engendrent que les enfants manqueront d’aide dans leur apprentissage. Ce sont surtout les enfants ayant déjà eu des difficultés scolaires auparavant qui risquent le plus de décrocher. La fermeture des écoles aura malheureusement le plus grand impact sur eux.

A l’heure actuelle, le progrès d’apprentissage est dicté en partie par l’encadrement de l’enfant, ce qui produit des inégalités. Plus cette situation perdurera, plus les différences d’apprentissage s’accentueront.

Sylvie Kerger,  psychologue de l’éducation

A cette situation s’ajoutent souvent des conditions de vie difficiles. Pour les enfants issus de milieux défavorisés, où des familles entières cohabitent dans des petits espaces, il n’existe pas d’endroit tranquille favorable à l’apprentissage. La chose se complique encore plus s’il y a plusieurs enfants en bas âge dans le même ménage.

Il n’est pas rare que ces familles ne disposent pas du matériel informatique nécessaire pour organiser l’école à la maison de leur enfant, voire de plusieurs enfants de façon simultanée. Certaines familles disposent de smartphones mais manquent d’ordinateurs ou de tablettes qui garantissent une utilisation efficace des plateformes et applications mises à leur disposition.

Ces conditions de vie illustrent le fait que les contextes d’apprentissage diffèrent fortement d’un enfant à l’autre. En temps normal, l’école a pour mission de pallier ces différences et de donner une chance équitable à chaque enfant, indépendamment du contexte dans lequel il vit. Il va donc de soi que la situation actuelle, où les écoles sont fermées, touche surtout les élèves issus de milieux socio-économiques défavorisés et encore plus ceux issus d’un contexte migratoire. A l’heure actuelle, le progrès d’apprentissage est dicté en partie par l’encadrement de l’enfant ce qui produit des inégalités. Plus cette situation perdurera, plus les différences d’apprentissage s’accentueront. Malheureusement, les enfants vivant dans des contextes favorisés progresseront beaucoup plus vite que les enfants de contextes défavorisés.

Une meilleure relation école-familles

Le personnel enseignant fait de grands efforts pour s’adapter à cette situation exceptionnelle. Ensemble avec les parents, ils se trouvent confrontés à un challenge majeur en termes de communication et de collaboration. Il s’avère parfois compliqué pour les enseignants et enseignantes de savoir quelles sont les difficultés rencontrées par leurs élèves et comment pouvoir les aider de manière efficace à distance. Parfois le personnel enseignant est aussi confronté à des situations où les élèves et les parents ne sont pas joignables – une situation critique qui augmente le risque de décrochage scolaire. Mais nous pouvons également observer l’inverse, c’est-à-dire que les parents ont du mal à joindre ou rester en contact avec le personnel enseignant. Ici, la situation dans l’enseignement ne diffère pas d’autres domaines: il y a toujours des employés plus engagés, plus réactifs ou plus empathiques que d’autres.

Hormis ces difficultés et inégalités bien réelles, la situation actuelle offre néanmoins aussi un nombre d’opportunités. En tant que chercheuse dans le domaine des relations école-famille, je pense à des études passées qui ont montré que même si le contact entre le personnel enseignant et les familles n’est pas toujours fructueux, il s’avère que les efforts investis augmentent l’engagement parental à l’école. D’autres études montrent également qu’une bonne communication entre l’école et les familles a un effet positif sur les apprentissages des enfants ainsi que sur leur réussite scolaire.

Il convient de noter que dans la situation actuelle de l’école à la maison, la communication entre les parents et le corps enseignant est souvent constructive et constitue un élément clé dans l’apprentissage à distance. De cette situation découle donc une réelle opportunité, notamment en ce qui concerne la persistance de cette relation école-famille dans le temps, ce qui constituerait un vrai gain pour la réussite scolaire des enfants. Il serait intéressant de voir, à moyen ou long terme, comment la relation entre les parents et le personnel enseignant a été influencée par le contact plus étroit créé par la pandémie, surtout pour les familles issues de milieux défavorisés ou de contextes migratoires.

Sylvie Kerger
Sylvie Kerger Photo: Université du Luxembourg/Michel Brumat