LittératureQuand un système d’omertà emprisonne les femmes: „Un été chez Jida“ de Lolita Sene

Littérature / Quand un système d’omertà emprisonne les femmes: „Un été chez Jida“ de Lolita Sene
 Photo: Le Cherche-Midi

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Après un premier ouvrage paru chez Robert Laffont, „C., La face noire de la blanche“, Lolita Sene revient pour la rentrée littéraire de ce début d’année avec „Un été chez Jida“, paru aux éditions Le Cherche-Midi.

Esther a neuf ans. Elle passe l’été chez sa grand-mère, Jida. Matriarche à la tête d’une vaste famille d’origine kabyle, Jida a immigré vers le Sud de la France dans les années soixante pour échapper aux balles du FLN qui menaçaient ses fils et son mari, anciens harkis.

Esther adore son oncle, Ziri. Elle veut jouer avec lui, se faire remarquer, qu’il la prenne dans ses bras. Alors, lorsque Ziri lui demande discrètement de monter à l’étage pour l’attendre silencieusement dans l’une des chambres aux volets clos, Esther s’exécute.

Avec une plume précise et acérée, une langue qui donne la part belle aux sens et une minutie dans les détails qui nous permettent de plonger au cœur des scènes, Lolita Sene raconte la famille d’Esther, ces trois générations qui tentent de trouver leur place entre l’Algérie et la France, leur héritage culturel, traditionnel, historique et politique, et leur désir d’y échapper.

Jida protège les criminels

Chaque été, une ribambelle d’oncles, de tantes, de cousines et de cousins se réunit bruyamment dans la maison de Jida. Les femmes lustrent la maison, pétrissent le pain, secouent la graine dans la cuisine, battent le lait dans la calebasse, signent leurs mains, leurs visages ou les plantes de leurs pieds de symboles protecteurs au henné, versent de l’huile d’olive dans de petites coupelles d’eau et jettent du sel devant le pas de la porte – autant de gestes, rituels, superstitions qui se transmettent de génération en génération, de femmes en femmes, pour tenter de vaincre le mauvais œil, chasser les peurs, faire oublier les injustices, les fantômes et leurs crimes, et distraire de l’assourdissant silence, résolu, obstiné, éternel, de Jida – en vain.

„Triste Tigre“ de Neige Sinno, le livre le plus récompensé de l’année 2023 en France, qui abordait également la question de l’inceste, commençait par un „portrait de l’agresseur“. „Un été chez Jida“ débute, lui, par un portrait de la grand-mère d’Esther. Car c’est sans doute Jida le personnage principal de ce livre. Jida qui pratique l’omertà comme une religion, dont sa maison serait le temple. Jida qui tait le mal, protège et glorifie les criminels, qui accuse, répudie, condamne et ostracise celles qui ont le courage de parler.

„Un été chez Jida“ dissèque également la relation qu’Esther entretient avec sa mère, Leïla. Un rapport très particulier, surprenant, complexe, tissé d’une violence sourde. Avec finesse et intelligence, Lolita Sene donne à voir les multiples facettes de ses personnages et de leurs liens, sans jamais tomber dans la facilité de conclusions psychologiques hâtives ou grossières, qui risqueraient d’être fausses ou décevantes. Au contraire, et courageusement, Lolita Sene choisit de parsemer son roman de quelques brefs chapitres où parole est donnée aux personnages de la mère, la tante, la cousine, et même la grand-mère d’Esther. En mettant en lumière la façon dont le système de l’omertà emprisonne différemment chacune de ces femmes, Sene dépasse la seule accusation et permet à ses lecteurs de mieux comprendre le poison qui ronge tant de familles, tant de cultures, tant de foyers.

Le roman de Lolita Sene s’attarde peu sur les actes incestueux en tant que tels, préférant s’atteler à décrire avec une précision tranchante tout ce qui suit – la façon dont les liens familiaux se délitent, se transforment, le cheminement désespéré d’Esther pour survivre, en cherchant des refuges, des échappatoires, partout où cela lui est possible. Dans les études tout d’abord: „Les mathématiques n’ont pas de cœur, elles s’appliquent à la virgule près, elles donnent un résultat. Avec les chiffres, rien ne peut vous atteindre. C’est de la poésie sans tendresse, sans émotion. (…) C’est une niche dans laquelle je viens me lover, me cacher.“ Dans la distance, puis le travail de la terre ensuite: „Je m’enfonce dans la vigne que je travaille. Batterie du sécateur accroché aux hanches, je taille – front en avant, genou au sol, omoplates cuisantes, et ce nerf douloureux dans le bras droit, celui qui coupe, celui qui choisit.“ Et puis, un jour, elle se résout à braver les interdits de sa famille.

Viscéral et cinglant, „Un été chez Jida“ emporte alors son lecteur jusqu’à une culmination inattendue, rageuse et courageuse, à la puissance contagieuse.

Infos

„Un été chez Jida“ de Lolita Sene
Editions Le Cherche-Midi 2024
176 pages, 18,50 euros
ISBN 978-2749177960