„Les écrivains ne peuvent faire l’économie de se poser des questions. (…) Il faut prendre des risques, je continue à le faire, car c’est le rôle de l’écrivain de faire apparaître des vérités, des images, des sensations qui vont à l’encontre de ce que la pensée contemporaine charrie de facilités. Mais il faut être précautionneux.“ (Eric Reinhardt, France Culture, 10 octobre 2020)

Né à Nancy en 1965, Eric Reinhardt est un romancier et éditeur d’art qui officie depuis 25 ans (depuis la parution de „Demi-sommeil“ chez Actes Sud en 1998) – plusieurs de ses romans explorant notamment la thématique des relations de couple. Dans son dernier roman qui figure dans la première sélection du prix Goncourt 2023, il décrypte avec lucidité la déchéance d’une épouse et d’une mère qui quitte la maison familiale pour contraindre son mari qui la délaisse à changer de comportement. Le mari fera preuve d’une grande violence psychologique.
Au cœur du roman, une idée géniale: un tableau jouera un rôle très important, celui d’un deuxième miroir dans lequel Susanne se reconnaîtra dans sa chute. Sarah raconte sa vie à un écrivain pour qu’il en fasse un roman. L’écrivain accepte et devient l’auteur et le narrateur. Dans ledit roman, Sarah s’appellera Susanne. L’auteur va donc raconter deux histoires mises en regard à partir d’un dialogue entre Sarah et lui. On suit donc la construction du roman dans lequel Susanne ne sera pas l’exacte copie de Sarah. Celle-ci donnera son avis, proposera des ajustements, refusera certaines situations de peur qu’on la reconnaisse. Le roman se construit devant le modèle qui s’interroge sur ce qu’il devient et sur la manière dont il va résonner en elle. La réalité va donc devenir un roman, une fiction qui prendra ses distances avec la réalité et qui instruira le lecteur sur le travail de l’écrivain …
Femme, épouse et mère
Articulé en 13 chapitres, le roman d’Eric Reinhardt s’ouvre sur un constat essentiel ainsi qu’une question fondamentale: „Sarah lui demanda comment il imaginait Susanne Stadler, puisque c’était le nom qu’il lui avait choisi. Qui est cette femme, finalement? lui demanda-t-elle.“ Le ton est donné et la problématique mise en place. L’on comprend d’emblée que cet écrivain va dessiner avec sensibilité le portrait à la fois d’une femme, d’une épouse et d’une mère, qui cherche à être à sa juste place, et qu’en même temps, il livre une réflexion sur la fabrique du roman. Mariée depuis 21 ans et mère de deux grands enfants (de 17 et 21 ans), Sarah, âgée de 44 ans, vit dans une belle maison en Bretagne et est architecte de formation. Malgré ce tableau en apparence idyllique, elle n’en demeure pas moins une sorte de „desperate housewife“ en puissance. L’écrivain, quant à lui, imagine un double littéraire, Susanne, qui est en tout point proche de Sarah (même âge, même situation familiale, même milieu social) et qui sera finalement rebaptisé Susanne Sonneur.
En rémission d’un cancer, Sarah va remettre en question un bonheur domestique fait de non-dits toxiques. Elle se pose une multitude de questions, notamment celle consistant à se demander pourquoi son époux se réfugie de plus en plus fréquemment dans un ancien bûcher qu’il s’est aménagé pour faire de la musique. Cette femme aux prises avec les aspects les plus pervers du patriarcat veut notamment découvrir comment il se fait qu’il détient les trois quarts des parts de leur domicile conjugal. Son mari n’est pas un homme contrariant, mais il manque quelque chose à Sarah. Elle lui demande par ailleurs de rectifier cette anomalie. Ce dernier promet qu’il va s’en charger, mais, de même qu’il l’abandonne dans ce bûcher, il ne fait rien pour résoudre ce problème. Selon une idée de la meilleure amie de Sarah, elle décide d’administrer une sorte d’électrochoc à son mari en louant une petite maison lugubre pour une période de deux mois, lui faisant ainsi comprendre qu’il peut la perdre … Un tableau, „exposé dans une vitrine de la rue Chaudronnerie“ et représentant „une minimale et mystérieuse scène de couvent“, comparable à „un plan de cinéma. Un arrêt sur image. Un photogramme“ et au sujet duquel elle pressentait qu’une „tension dramatique indiscutable courait sous la quiétude ecclésiastique“, va jouer le rôle de révélateur …

Le tissu et la technique romanesques à l’œuvre dans ce texte permettent au destin croisé des deux héroïnes de se répondre en écho. Un tel précédé rend le récit parfois un peu complexe dans la mesure où il faut toujours savoir distinguer le dialogue de l’écrivain avec Sarah, le récit concernant Sarah et le récit concernant Susanne – de nombreux points communs étant remarquables, à l’instar de l’impitoyable rapport de force qui s’instaure avec un mari lâche, pervers et manipulateur, de la lutte obstinée pour protéger les enfants, etc. En définitive, ce roman magistral, sous-tendu par une écriture puissante et singulière, constitue certes une histoire réaliste (d’obédience féministe), mais aussi (et peut-être surtout) une réflexion portant sur le lien à la fois troublant et mystérieux pouvant exister entre un écrivain et ses lecteurs, embarqués dans ce subtil dispositif faisant d’Eric Reinhardt un maître de l’exploration des jeux de miroir et de la mise en abyme.
Info
Eric Reinhardt, „Sarah, Susanne et l’écrivain“
Paris, Gallimard, 2023
ISBN 978-2072945892, 432 pages, 22 euros
De Maart
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