Si l’histoire était suisse, on pourrait en comprendre la métaphore faisant référence aux momies d’alpinistes que les glaciers libèrent lorsqu’ils fondent. Mais dans la métaphore au cœur de la pièce québécoise „Les glaces“, ce n’est pas un cadavre qui remonte à la surface, mais des souvenirs dans un corps bien vivant. On ne parle d’ailleurs pas de féminicide, mais de viol – que des théoriciennes comme Christelle Tharaud considèrent d’ailleurs comme deux étapes d’un même continuum féminicidaire. Si la métaphore est très située à Rivière-du-Loup au Québec, le long d’un fleuve qui a une place centrale dans la ville et qui gèle en hiver, le mécanisme qu’elle décrit est universel. Après un traumatisme, pour continuer à vivre, on en gèle le souvenir et le corps. Mais un jour le dégel peut survenir.
Silence coupable
C’est au bord du fleuve, d’ailleurs, que le personnage principal, Noémie, a été violée par deux hommes, un quart de siècle avant que l’agression sexuelle perpétrée par son propre fils, Théo, dans des conditions similaires, ne vienne réveiller son traumatisme. La mère culpabilise de ne pas avoir dénoncé les deux garçons qui l’avaient agressée dans de semblables circonstances. Elle pense que si elle avait brisé le silence, son fils n’aurait peut-être pas commis un tel crime. Noémie décide d’aller demander des comptes à ses anciens agresseurs, des intellectuels ayant échappé à leur milieu d’origine, occupant des positions favorables et dont le déni de leur acte passé doit les protéger – eux qui se disent féministes – de voir leur réputation écornée. „Les deux gars sont empêtrés dans leur lâcheté, leur culpabilité, la panique. Ils ne veulent pas prendre acte. Ça met en danger leur histoire, le regard des autres. Donc, ils n’y arrivent pas“, commente le metteuse en scène Sophie Langevin.
Il y a donc, au cœur de ce texte qui se veut drôle, nuancé et bienveillant, l’idée d’une histoire qui se répète, mais aussi d’une parole qui peut en modifier le cours. L’autrice québécoise du texte, Rébecca Déraspe, va chercher dans un discours prononcé par la féministe Marie Gérin-Lajoie en 1907, les vertus du collectif, de la sororité – „l’association renferme la formule du progrès et multiplie la force individuelle par la force collective“ –, comme pour dire que le combat est déjà ancien et mérite donc d’autant plus vite une issue favorable.
Femmes solidaires
„Rébecca Déraspe a écrit de belles figures de femmes – de femmes ensemble solidaires pour faire avancer les mentalités, pour les faire bouger“, commente la metteuse en scène Sophie Langevin, qui a rencontré ce texte à l’occasion d’une invitation en novembre 2022 au festival „Salle des machines“ du Centre des auteurs dramatiques (CEAD) de Montréal. Aussitôt conquise, elle a vu alors dans son adaptation la possibilité de poursuivre un lien avec le Québec, né à en 2019, à l’occasion d’une résidence par le biais de la Commission internationale du théâtre francophone. Mais aussi et surtout d’apporter sa contribution à la discussion sur un thème très contemporain.
Ce texte, écrit en 2022, aurait difficilement pu être écrit avant. „Ou alors, il aurait été précurseur“, observe Sophie Langevin. Les deux agressions sexuelles en question interviennent dans le cadre d’une relation intime naissante et posent la question encore très récente du consentement. Après un baiser dans les deux cas; les hommes ont pensé pouvoir aller plus loin, y ont vu l’autorisation de passer outre le refus de leur victime et ont commis ce qu’il a lieu d’appeler un viol.
Nommer les choses
En adaptant „Revolte (Revolt. She said. Revolt again.)“ d’Alice Birch en 2019, Sophie Langevin avait abordé le viol, mais pas encore le consentement. „Ces paroles viennent du dégel de la parole collective qui fait suite à #metoo. C’est la question qu’on commence vraiment à prendre en compte.“ Dans les années 90, qui a vu Sophie Langevin débuter sa carrière à Bruxelles et Paris, on était bien loin de cette discussion. La règle était le silence. „Les trois quarts des femmes ont connu le silence et dans le milieu, c’était structurel, systémique.“ Sophie Langevin a en tête une scène de „Star Wars“, dans laquelle Han Solo (Harrsion Ford) va forcer la princesse Leia (Carrie Fisher) à l’embrasser malgré son refus. „Je mesure que j’ai grandi avec ça, où l’on a appris que c’était excitant de forcer les choses“, confie la metteuse en scène. „La nouvelle génération n’acceptera plus la même chose. Sur la question du consentement, elle est au fait: elle sait que non, c’est non“, se réjouit-elle.
„Quand collectivement on nomme les choses, qu’on dénonce les auteurs d’agression, alors on peut empêcher l’héritage de se faire“, dit Sophie Langevin, en citant l’affaire actuellement au tribunal du village français de Mazan – où un seul homme sur 53 a demandé pardon à la victime – pour montrer qu’il y a du chemin à faire. „On fait peu à peu craquer les digues: rompre le silence et éduquer.“ L’adaptation de „Les glaces“ y participe. „Je ne sais pas si j’aurais la prétention d’éduquer, mais transformer, oui: entendre qu’un non est un non, dire qu’à l’intérieur d’un rapport intime, même pendant l’acte, on peut dire non et que ce non doit être entendu, ce qui n’est pas encore suffisamment le cas.“
„La société doit s’emparer de cette question du consentement. Elle est politique, sociale. Elle est très vaste“, poursuit la metteuse en scène. Cette prise en compte est d’autant plus nécessaire que – et c’est un des enseignements de „Les glaces“ – tout acte d’agression impacte beaucoup plus de monde que la victime et peut avoir aussi des effets à retardement.

Info
Avec: Julien Duval, Thomas Gourdy, Lydia Indjova, Francesco Mormino, Juliette Moro, Renelde Pierlot, Amandine Truffy. Première ce soir 18 octobre à 20 h. Puis, dimanche 20 octobre à 17 h, vendredi 25 octobre à 20 h (avec une introduction au spectacle à 19 h 15) et samedi 26 octobre à 20 h. (Séance scolaire le mardi 22 octobre à 10 h). Au Théâtre d’Esch.
De Maart

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