Montag15. Dezember 2025

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Nouveau livre par Corina Ciocârlie„Les Dîners de Gaïa. Des mets et des mots italiens au Luxembourg“, ou: Sur la cuisine et la mémoire

Nouveau livre par Corina Ciocârlie / „Les Dîners de Gaïa. Des mets et des mots italiens au Luxembourg“, ou: Sur la cuisine et la mémoire
L’écrivaine Corina Ciocârlie explore la cuisine italienne dans „Les Dîners de Gaïa“ Photo: Editpress/Tania Feller

Corina Ciocârlie explore la cuisine italienne dans „Les Dîners de Gaïa. Des mets et des mots italiens au Luxembourg“ et elle va bien au-delà de la gastronomie. Focus sur le livre.

Écrivaine, journaliste, essayiste et critique littéraire d’origine roumaine, Corina Ciocârlie enseigne la littérature comparée à l’Université du Luxembourg, où elle explore notamment la géographie littéraire, c’est-à-dire la manière dont les textes dessinent et déplacent les frontières du monde vécu. Chercheuse et conteuse à la fois, elle s’est imposée par une œuvre attentive aux lieux, aux passages et aux identités mouvantes. Son nouveau livre, „Les Dîners de Gaïa. Des mets et des mots italiens au Luxembourg“, prolonge cette réflexion sur les appartenances et les circulations: il s’agit d’un voyage à travers les cuisines, les mémoires et les gestes de ceux qui ont quitté l’Italie pour venir s’enraciner, autrement, au Grand-Duché.

 Source: Capybarabooks

Le titre, à lui seul, condense toute la richesse du projet. „Gaïa“, la déesse grecque de la Terre-mère, renvoie aux racines, au sol nourricier, à la continuité. „Les Dîners“ évoquent, quant à eux, le partage, la convivialité, la table autour de laquelle les différences se rencontrent et se racontent. „Les Dîners de Gaïa“ devient une métaphore du lien entre la terre et la table, entre la mémoire et la vie. Le sous-titre – „Des mets et des mots italiens au Luxembourg“ – précise la démarche: à travers des récits de familles venues du Frioul, d’Émilie-Romagne, des Marches, des Abruzzes et d’au-delà, Corina Ciocârlie retrace comment les migrants italiens ont su transporter avec eux non seulement leurs recettes, mais tout un monde de saveurs, de rites et de mots. Le livre s’ouvre sur une série de questions qui en fixent le ton: comment se réinvente-t-on dans un pays d’accueil sans renier ses goûts et ses traditions? Comment faire cohabiter sur la même table les plats „d’ici“ et ceux de „là-bas“? Où garde-t-on les saveurs de l’enfance – dans une boîte à biscuits, un album de famille, ou dans la mémoire partagée des repas?

Ces interrogations, simples et essentielles, font du texte une méditation sur la transmission. Les Italiens du Luxembourg, figures à la fois ordinaires et héroïques, ont quitté leur terre quand celle-ci „avait cessé de les nourrir“. Ils ont affronté la langue inconnue, le climat, les habitudes d’un pays du Nord. Mais, dans leurs cuisines, ils ont su recomposer une appartenance. La cuisine devient alors une langue vivante: chaque recette, chaque geste culinaire est un acte de mémoire, un moyen d’habiter autrement le monde. Les plats racontés par l’auteure ont le goût du pays perdu et la promesse du pays adopté – un mélange de nostalgie et d’invention.

La table comme lieu de mémoire et de partage

Chez Corina Ciocârlie, manger et raconter ne font qu’un. Le livre, foisonnant, mêle portraits, anecdotes, souvenirs, fragments de conversation, recettes et photographies. La table y devient un théâtre où se joue la rencontre des cultures. On y retrouve les plats emblématiques du Sud, les gâteaux du Nord, mais aussi les adaptations inventées pour composer avec les produits luxembourgeois. Derrière chaque mets, il y a des mots – ceux qu’on garde, ceux qu’on traduit, ceux qu’on perd – et tout le travail de la mémoire qui les relie. L’auteure observe avec délicatesse comment les langues se mélangent, comment les odeurs et les expressions deviennent le lieu d’un métissage discret. „Manger“, dans ce contexte, est un acte poétique autant que social: une manière de s’enraciner à nouveau dans le quotidien.

L’écriture, fine et sensorielle, mêle la précision du regard ethnographique à la chaleur du récit. Les pages débordent d’images: cuisines modestes, marchés bruissants, repas de fête où se mêlent le vin, le rire et la nostalgie. Les odeurs et les saveurs deviennent des personnages: la tomate confite, le café serré, la pâte levée lentement dans la chaleur du foyer. À travers elles, c’est toute une mémoire méditerranéenne qui affleure, réinterprétée au contact du Nord. L’autre protagoniste du livre, c’est bien sûr le Luxembourg. Corina Ciocârlie en fait une terre de passage et de rencontre, un lieu d’accueil qui s’est façonné par les apports successifs de ceux qui sont venus y travailler et y vivre. Loin de la simple chronique migratoire, son texte propose une véritable cartographie des émotions et des transmissions. Les „dîners“ deviennent autant de moments de fraternité où les frontières s’effacent devant le plaisir du partage. Dans ces repas racontés, c’est une certaine idée de l’Europe qui se dessine – une Europe du travail et de la solidarité, des gestes transmis, des langues mêlées.

Au centre de la région s’élève le volcan Mecca. À chaque éruption jaillissent des raviolis et autres pasti qui couvrent les pentes fromagères du volcan et aboutissent dans un val rempli de beurre fondu.

Corina Ciocârlie, „Les Dîners de Gaia. Des mets et des mots italiens au Luxembourg“, p. 5

Ainsi, sous son apparente simplicité, „Les Dîners de Gaïa“ est un livre profondément humaniste. Il montre que la culture commence dans l’assiette, dans les gestes ordinaires de la préparation et de l’accueil. À l’heure où les identités se crispent, l’auteure rappelle que la mémoire n’est pas un repli, mais une matière vivante. Elle refuse d’opposer „ici“ et „là-bas“: ce qui se perd dans l’exil se transforme souvent en énergie créatrice. Le repas devient alors une métaphore du monde: il faut du feu, de la patience, de la curiosité.

Par conséquent „Les Dîners de Gaia“ se lit comme on savoure un repas longuement préparé: avec reconnaissance, lenteur et émotion. C’est un livre des sens autant que de l’esprit, une réflexion sur les goûts, les mots, les gestes et la mémoire. En donnant voix à ces „déracinés du Frioul et d’Émilie-Romagne“ qui ont su transformer la nostalgie en vitalité, Corina Ciocârlie signe une œuvre chaleureuse, lumineuse et nécessaire – un hommage vibrant à la terre, à la table, et à la beauté du partage.