En octobre 2023, dans le cadre de la campagne de lancement du „Konschtlexikon“, un jeune homme portant une veste en léopard apparut dans les rues et sur nos écrans. Il s’agissait d’un détail du portrait d’un acteur éminent de l’histoire artistique du Luxembourg, évoqué dans le „Konschtlexikon“ et dans de nombreux articles louant notamment son activité d’architecte: Jemp Michels1). Connu principalement comme représentant du style moderniste, il fut également actif comme marchand, son principal biographe rappelant ainsi que: „Les années de guerre lui furent une rude épreuve, où il exploitait un commerce d’antiquités et d’objets d’arts à la rue Chimay.“2) C’est précisément sur ces années que se propose de revenir le présent article, afin de donner à voir une dimension encore peu connue de la dépossession: l’implication des marchands du Luxembourg.
La dépossession des Juifs: une opportunité ?
Alors qu’il se trouvait à New York pour travailler sur le projet du Pavillon luxembourgeois à l’exposition universelle, Michels apprend la nouvelle de l’invasion du Luxembourg et il revient peu après. S’il indique en 1945 – dans le cadre des procédures d’épuration de la vie artistique et littéraire – que son retour n’est pas lié à la situation politique, celle-ci n’est pas non plus un frein: il adhère rapidement au Deutsche Arbeitsfront (DAF), au Nationalsozialistische Volkswohlfahrt (NSV) et à la Kulturkammer3). Au début de l’année 1941 il ouvre une boutique d’antiquités et objets d’art Pastorengasse 5 et développe avec Dante Vannucchi un système d’import-export d’objets d’art entre le Luxembourg et Paris, qui est alors le cœur du marché de l’art grâce à l’afflux d’œuvres pillées chez les personnes considérées comme juives4). Michels raconte: „À Paris nous nous tenions loin des contrôles des nazis luxembourgeois. Nous achetions des antiquités et les vendions au Luxembourg, sans avoir de boutique avec pignon sur rue. (…) à Paris nous vivions dans un petit hôtel au 95 rue de Richelieu où les marchands luxembourgeois descendaient à l’époque, voire même vivaient.“5)
Michels se fournit notamment auprès de galeries et antiquaires liés au système de pillage qui se met alors en place, dont plusieurs sont sur la liste constituée en 1945 par l’Art Looting Intelligence Unit (Kennedy & Co., A. Maquet, S. Mioche)6). Son objectif est explicitement indiqué dans les formulaires de déclaration d’achat qu’il transmet à la Devisenstelle Luxemburg: „de vendre à sa clientèle et aux musées“7). Le volume de ses achats est si important qu’à partir de novembre 1941 il doit faire appel à une société de transport spécialisée: Schenker. Ce choix n’est pas anodin, car Schenker est le partenaire préférentiel des galeries souhaitant envoyer leurs œuvres vers le Reich, notamment Linz et Berlin. Les déclarations opérées auprès de la Devisenstelle Luxemburg montrent qu’au moins une partie des œuvres acquises par Michels transita par le Luxembourg, qui a minima devenait ainsi la porte d’entrée du Reich. Sans oublier que Michels achète également des objets sur le marché luxembourgeois, son activité ne se limite donc pas à faire transiter des biens issus potentiellement de la dépossession de Juifs de France, de Belgique ou des Pays-Bas.
Une activité comme une autre?

Outre son activité à l’échelle locale, Michels fait ainsi entrer au Luxembourg pour plusieurs centaines de milliers de francs d’œuvres d’art provenant notamment de France, ce qui lui assure certainement de confortables bénéfices8). Or, alors que le total des montants des valeurs déclarées à la Devisenstelle Luxemburg semble avoisiner les deux millions de francs français et que Michels travaille avec des organismes nazis et des collaborateurs notoires, Michels n’est pas considéré comme „collaborateur économique de l’occupant et profiteur de la guerre“ à l’issue de la procédure d’épuration de la profession des architectes, entrepreneurs et artisans instituée par l’arrêté grand-ducal du 8.10.19459). Cela permet au ministre de l’Epuration de déclarer l’affaire classée et à Michels de reprendre avec succès sa carrière d’architecte.
Force est de constater que comme pour nombre de ses contemporains qui bénéficièrent d’une façon ou d’une autre de l’exclusion et de la dépossession des Juifs, ces activités n’eurent que peu, voire pas d’impact sur leur carrière ou leur reconnaissance. En 1958 Michels est décoré de l’Ordre de la Couronne de chêne, de 1962 à 1968 il préside le Cercle artistique luxembourgeois et en 1975, année de sa retraite, il est promu Commandeur de l’Ordre du mérite10).
Le but n’est pas de porter un jugement, 80 ans plus tard, sur les décisions des individus. Mais de mieux saisir la complexité de la période et d’apporter une analyse plus nuancée, basée sur les faits. Cela permettra peut-être de mettre en lumière certains acteurs oubliés de cette période – comme Dante Vannucchi, dont nous espérons reparler dans un prochain article – et de reconsidérer la position d’un territoire qui semble avoir été, comme l’écrit Hubert Bonin, un „point d’intersection dans cet espace nazifié de la culture européenne“11). Au-delà de la complexité et des spécificités de ce territoire, l’étude de la dépossession doit s’inscrire dans cette logique et le rôle des acteurs – au Luxembourg comme ailleurs – être abordé dans une perspective transnationale.
Blandine Landau est actuellement chercheuse postdoctorale au Zentrum fir politesch Bildung (ZbP) et au Centre de recherches historiques de l’EHESS (Paris). Sa thèse de doctorat, intitulée „À la recherche des juifs spoliés: Pillages et ‘aryanisation’ au Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale“, a reçu l’Excellent Thesis Award de la Doctoral School in Humanities and Social Sciences de l’Université du Luxembourg et est nommée au Prix de thèse de l’EHESS (Paris).
Série du Tageblatt: La spoliation des biens juifs au Luxembourg (8)
Le 27 janvier 2021, le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg et les Communautés juives, représentées par le Consistoire israélite du Luxembourg, ont signé un accord relatif aux questions non résolues dans le cadre des spoliations de biens juifs liées à la Shoah. Dans ce cadre sont prévues e. a. une recherche universitaire indépendante sur la spoliation de biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale dans le Luxembourg sous occupation nazie et une recherche de provenance sur la présence éventuelle d’œuvres d’art et autres biens culturels spoliés aux Juifs, dans les institutions suivantes: Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA), les collections de la Villa Vauban-Musée d’art de la Ville et la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BNL).
1) Robert Philippart, „Jemp Michels, architecte, citoyen d’honneur de New York“, Patrimoine urbain – revue technique luxembourgeoise, 2016 (3), p. 46-49, disponible sur la page http://robertphilippart.eu/old/docs/biblio/jempmichels.pdf consultée le 17.01.2024. Robert Philippart, „Jemps Michels, architecte moderniste“, Tageblatt, 12.01.2021, disponible en ligne sur la page https://www.tageblatt.lu/headlines/jemp-michels-architecte-moderniste/ consultée le 17.01.2024.
2) Robert Philippart, „Jemps Michels, architecte moderniste“, op. cit.
3) Archives nationales du Luxembourg, EPU-01-13279
4) Sur le marché de l’art à Paris sous l’Occupation, voir Emmanuelle Pollack, Le Marché de l’Art sous l’Occupation, 1940-1944, Paris, Tallandier, 2019
5) Archives nationales du Luxembourg, EPU-01-13279
6) Liste des „Red Flag Names“ constituée par l’Art Looting Intelligence Unit 1945-1946 disponible en ligne sur le site https://www.lootedart.com/MVI3RM469661 consulté le 29.8.2023.
7) Archives nationales du Luxembourg, EPU-01-13279, formulaire de demande de devises daté du 13.01.1942
8) Archives nationales du Luxembourg, EPU-01-13279, „Wareneinfuhr aus Frankreich Genehmigungsbescheid von 24.3.1941 über FFrs 1.200.000“ daté du 14.1.1942, et nombreuses factures de la société de transport Schenker & Cie.
9) Archives nationales du Luxembourg, EPU-01-13279, certificat et déclaration du 5.4.1949
10) Robert Philippart, „Jemp Michels, architecte, citoyen d’honneur de New York“, op. cit.; „Jemp Michels, directeur-délégué de la Foire internationale, promu Commandeur de l’Ordre du mérite“, Luxemburger Wort, 4.7.1975, p. 5.
11) Hubert Bonin, „Pillages nazis et musées virtuels“, in Françoise Taliano-des Garets (dir.), Villes et culture sous l’Occupation. Expériences françaises et perspectives comparées, Paris, Armand Colin, 2012, p. 282-297.
		    		
                    De Maart
                
                              
                          
                          
                          
                          
                          
                          
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