Nombre de photographes, dont les plus célèbres, sont conviés ici pour penser l’histoire de la photographie à partir du corps, qu’il s’agisse du portrait, du nu ou de la photographie humaniste. On y découvre des correspondances entre artistes, à travers certaines thématiques, des obsessions communes, des styles particuliers.
Marin Karmitz, né en 1938, photoreporter, cinéaste et producteur, passionné d’art, notamment de photographie, sait établir des passerelles entre les différentes pratiques artistiques. Pour l’occasion, il est co-commissaire, avec Julie Jones, de cette exposition.
Réapprendre à voir
Observateur de notre époque, attentif à la transmission de l’histoire, notamment par l’image, lors d’un entretien avec Julie Jones, Marin Karmitz déclare: „Le poids des événements historiques traumatiques que nous avons traversés et traversons aujourd’hui influe inexorablement sur notre conception du corps, sur notre vision de l’autre et de nous-mêmes. La dissolution de l’individu, avec toute sa complexité, toutes ses particularités, tout ce qui le rend unique me semble être d’une terrible actualité. Comment redonner vie à cet individu? Si l’on veut sortir de la nuit, et aller vers le jour, il faut résister, essayer de se libérer. Il faut créer. C’est une forme de responsabilité. Il faut réapprendre à voir.“
Notons que le face à face des photos ici exposées offre un point de vue contemporain et en même temps atemporel. Sept thématiques ponctuent la visite. Premiers visages, automatisme, fulgurances, fragments, en soi, intérieurs, spectres, sont les différentes facettes retenues.
Le visage est ce qui est le plus intime, la part méconnue de nous-mêmes, que l’on cache encore parfois, comme s’il était signe extrême de vulnérabilité, en même temps qu’identité. Honoré de Balzac répugnait à se faire prendre en photo. L’écrivain pensait, selon ce qu’on appelait alors la théorie des spectres, qu’il mourait à chaque fois, qu’une fine tranche se détachait de lui et volait dans les airs pour arriver dans l’appareil et se fixer dans l’émulsion. Il faut dire que les épreuves n’étaient pas familières, là où aujourd’hui nous sommes saturés d’images.
La photo, c’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges … On traque, on vise, on tire et – clac! au lieu d’un mort, on fait un éternel.
Au XXe siècle, le visage devient iconique, objet d’étude, souvent en noir et blanc. Il est aussi, cadré au plus près, témoignage d’un certain contexte social. Il est œuvre, énigme, étendard. Et il est amusant, dans les années 1960, de fréquenter les photomatons, ces appareils automatiques qui permettent des audaces et leurs découvertes quelques minutes après, le temps express du tirage. Ces cabines sont des prétextes à l’exploration, à la fantaisie, au jeu, mais aussi un miroir auquel on offre l’énigme du visage, des genres, une façon d’échapper à la bienséance, à une culture figée.
La technique et les appareils permettent de nouveaux modes, que l’on songe au Leica ou aujourd’hui à nos téléphones portables. Ce qui importe alors, c’est la saisie. Autrefois assujettie au temps de pose, sa vitesse aujourd’hui règle le pas. Cependant, l’image se conçoit dans le temps et n’en finit pas de produire des effets.
Des espaces de projection
„La photo, c’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges … On traque, on vise, on tire et – clac! au lieu d’un mort, on fait un éternel“, affirme Chris Marker, l’auteur du remarquable film „La Jetée“ (1972), monté à partir d’images fixes. Les artistes modèlent le temps. Boltanski, par exemple, travaille de manière magistrale nos mémoires. La société, l’histoire, sont des passages obligés pour certains, des témoignages nécessaires, il n’est qu’à penser à la photo documentaire de Walker Evans.
Mais la photo est aussi l’art du fragment, des focus sur des parties du corps, dans l’affranchissement du médium pour la figure ou le décor. Un détail suggère le tout. Des jambes croisées, des escarpins, des mains jointes, donnent une atmosphère. Ces photos sont des espaces de projection, elles obligent à l’élaboration mentale. Elles créent des histoires, des récits non linéaires, qui ont avoir avec le temps du spectateur.
D’autres histoires, celles des „hétéropies“, terme du philosophe Michel Foucault pour désigner des lieux fermés qui portent en eux un ensemble de règles et de temporalités qui leur sont propres, nous sont dévoilées. Avec l’extrême exigence de faire de nous les témoins et parfois les frères de ceux qui les hantent, on peut penser aux asiles psychiatriques, aux communautés religieuses, aux prisons, à ces espaces à la marge, qui portent en eux des images insoupçonnées, oubliées, souvent d’une grande charge émotionnelle. Force alors du documentaire, d’un temps qui n’en finit pas de nous atteindre.
Nous pourrions penser également aux jungles des migrants. Nous devenons les témoins du temps, d’une époque, impossible de dire que nous ne savions pas. Temps également à rebours, qui donne l’innommable, la mémoire toujours en vigie. Et dans des expérimentations à la limite du réel, la lumière vient déchirer l’image, le flou brouille les frontières, des fantômes semblent apparaître, des reflets, comme des traces de violence ou des états de sidération. Pour dire le passage, le social, l’expérience humaine. Un corps à corps, vraiment.
Infos
Corps à corps – Histoire(s) de la photographie
Jusqu’au 25 mars 2024
Centre Pompidou
www.centrepompidou.fr
De Maart
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