Au Théâtre d’Esch„Juste un homme, avec un fusil“: la fabrique de l’irréparable

Au Théâtre d’Esch / „Juste un homme, avec un fusil“: la fabrique de l’irréparable
Godefroy Gordet: „Tout ce qui arrive à ma génération, nos maux, nos peines, nos bonheurs sont liés au fait qu’un jour, gamins, on s’est retrouvés devant une télé et qu’on ne l’a plus jamais quittée“ Foto: Editpress/Alain Rischard

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Journaliste, metteur en scène et auteur, Godefroy Gordet raconte au Théâtre d’Esch l’histoire d’un homme au bord du gouffre, une arme à la main et des images pleins la tête, pour mieux rendre attentif à l’invasion de nos vies par les écrans.

„Une pièce est-elle réellement finie un jour? Je l’ignore.“ Godefroy Gordet est habitué à vivre longtemps avec ses pièces, les sujets dont elle traite, les passions qui les fondent. „Juste un homme, avec un fusil“, qu’il présente au Théâtre d’Esch ces 27 et 28 mars, trotte dans sa tête depuis au moins six ans. Entre-temps, Gabriel Fortin a eu le temps de se faire connaître comme „le tueur des DRH“. Et les écrans ont trouvé le moyen de vaincre le stress qu’ils génèrent eux-mêmes, avec les vidéos satisfaisantes, que Godefroy Gordet cite en exemple de leur dernière victoire sur l’attention.

En 2018, il venait de sortir de sa deuxième création, „Witold“, quand il est parti en résidence au centre des écritures dramatiques de Wallonie Bruxelles, avec, en bandoulière, un projet de comédie musicale avec dix personnages aussi fou que bancal. L’année suivante, il en a proposé „une version plus réduite, plus sensée“, au Talent Lab des théâtres de la ville de Luxembourg. Il en a isolé le personnage avec lequel il avait envie de travailler dans le cadre d’un monologue: l’homme au fusil. Et c’est cinq ans – et une résidence à la Kufa en 2023 – plus tard, qu’il porte la pièce sur les planches. 

Metteur en scène, auteur et journaliste. C’est ainsi que Godefroy Gordet se présente. Pour lui, chacune des trois pointes de ce trident offrent une manière de s’exprimer et de piquer la curiosité de ses contemporains. Le Luxembourg l’a d’abord connu journaliste, tandis que sa carrière sur les planches se déroulait en France. Mais depuis quelques années, c’est le metteur en scène et désormais l’auteur aussi qui se sont fait ici de plus en plus visibles. En 2020, il avait monté „Les Pastèques ne se mangent pas en novembre“, une création entre paroles rapportées, poésie, musique et théâtre, avec Claire Thill aux théâtres de la Ville. En 2022, il était présent sur l’année européenne de la culture avec le collectif d’auteur.e.s dramatiques francophones „Le gueuloir“, avant de prolonger l’idylle avec Esch par la création de la „Maison des auteurs et autrices dramatiques“ (MAAD), un cycle de résidences à la Kulturfabrik.

Manifeste ou cri d’alarme

Godefroy Gordet, l’auteur, aime les personnages borderline. C’est par là qu’il a commencé en 2014 avec „Sans sexe“, comme un exercice de fin d’études, réalisé dans un cadre professionnel, au Théâtre du Saulcy à Metz, où il proposait les monologues d’un transsexuel et d’une nymphomane, qui nourrissaient – déjà – des envies de meurtre. En 2018, dans „Witold“, il proposait l’histoire d’un vieil anar aux histoires rocambolesques et proche de la sénilité, des paroles duquel on pouvait déduire que toute lutte, désormais, était vaine. Avec „Juste un homme, avec un fusil“, troisième pièce personnelle d’un répertoire qui en compte plus du double à la mise en scène, c’est en somme le manifeste autant que le cri d’alarme d’une génération qu’il propose. La génération de ce natif de Thionville (il est né en 1987) est venue après celle qui a grandi sans internet et avant celle qui a appris à maîtriser la toile. „Tout ce qui arrive à ma génération, nos maux, nos peines, nos bonheurs sont liés au fait qu’un jour, gamins, on s’est retrouvés devant une télé et qu’on ne l’a plus jamais quittée“, est-il convaincu. „J’ai l’impression qu’on est cette génération charnière entre deux mondes, qu’on est les premiers cobayes. On a dû tout apprendre tout seul.“

Godefroy Gordet a connu le trop-plein de stimuli, l’envie de faire trop et trop bien, jusqu’au burn-out. Il a connu aussi ces moments où l’on sort de soi, qu’on perd le contrôle, qu’on se fait peur. De la rencontre du trop-plein d’images et du trop-vide de sens naissent les dérapages. Il décide d’en montrer aujourd’hui sur scène un cas extrême, un type saisi quelque part entre le pétage de plomb et le passage à l’acte, „dans cette antichambre entre la normalité et la folie“. „C’est quelque chose qui peut nous arriver à tous, sans qu’on s’y attende“, avance-t-il. „C’est un truc qui me fait encore plus flipper que la mort, de me réveiller un matin et de péter un câble. De ‚rupter complètement’, comme on s’amuse à le dire, et de ne pas réussir à revenir de cet état de folie.“

Cet homme sans nom – pour mieux être universel – campé par le comédien Romain Ravenel, a dérapé après une rupture, liée elle-même à un traumatisme que le couple n’a pas su gérer à deux. On fait la connaissance de ce vendeur de télés alors qu’il est barricadé dans son magasin. Il a renversé un mur de télés au sol. Il s’engage dans un monologue, un fusil à la main, sans qu’on sache si le kidnapping dont il parle – un homme serait dans la réserve – relève du fantasme ou de la réalité. Le matraquage des écrans lui a fait perdre le sens de la réalité. Et dans celle qu’il s’est construite, „tout est possible“, confie l’auteur. „N’est-ce pas une forme de nouvel écran, de nouvelles histoires qu’il s’invente?“

„Cette pièce n’est pas tendre“

Si sur scène les télés sont cathodiques, le personnage a un téléphone en main, tandis que des images, projetées sur un grand écran dressé en arrière-fonds, donnent des indices sur son mental ou renvoient quelques personnages qu’il évoque (une collaboration des créateurs numériques/scénographes Eric Chapuis et Guillaume Walle). Dans les gradins, au milieu du public, c’est une femme en chair et en os qui intervient, la chanteuse Stéphany Ortega. À la manière d’un arlequin ou des chœurs de l’Antiquité, elle chante depuis les gradins l’histoire qu’on ne voit pas sur scène. C’est une autre dramaturgie qui alors se dénoue, les rapports au sein du couple, l’incapacité de l’homme à faire face au traumatisme subi par la femme. 

Durant ses études, en tant que jeune comédien, Godefroy Gordet a endossé le rôle d’un tueur en série, surpris lui aussi dans une déréalisation totale. Il s’agissait de „Roberto Zucco“, la dernière pièce du dramaturge messin Bernard-Marie Koltès écrite en 1989. Mais c’est plutôt à Rodrigo Garcia que Godefroy Gordet pense, pour l’idée „de gifle, d’un théâtre qui cogne“. Néanmoins, il ne veut pas aller jusqu’au malaise comme aime le faire le dramaturge argentin. Le public ne saura pas vraiment ce qu’il va faire de son arme: la diriger contre un bouc émissaire, la retourner contre lui, ou la remiser au placard? Finalement, le comédien quittera la scène caméra en main, pour filmer les abords du théâtre et rappeler où est la réalité. „Cette pièce n’est pas tendre. Elle aborde des questions qui me dépassent. L’idée est de dire in fine: ‚Pas de panique, on est au théâtre’.“ Le but est de parler. Y compris avec un fusil.

„Juste un homme, avec un fusil“ est joué le mercredi 27 et jeudi 28 mars 2024 à l’Ariston (9, rue Pierre Claude) à Esch. Infos: theatre.esch.lu 

Plusieurs niveaux technologiques cohabitent sur scène, pour mieux tromper la chronologie
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