Écrivaine, artiste plasticienne et journaliste culturelle (notamment pour le Tageblatt), Clotilde Escalle, née au Maroc où elle a longtemps vécu, sonde dans ses ouvrages l’existence d’êtres livrés au monde ainsi que leur sidération face au vide. Comme elle l’indique elle-même sur son blog, ses thématiques favorites sont les suivantes: la verticalité du temps, la vieillesse, l’exil, la pulsion animale, la difficulté de dire, les temps immémoriaux. Mettant sa plume „rageuse et crue“ au service d’une langue „brutalement poétique, glaçante d’élans contenus“, elle revient sur le devant de la scène littéraire avec un neuvième opus, „Jérôme, tout au bord“, récit bouleversant mettant en scène un certain Jérôme Veulin, évoluant au sein d’un univers où s’entremêlent absurde, humour et tragédie.
Habité par un double
À l’exception des moments où il se rend dans sa „ressourcerie“ („aux beaux jours quand la chasse est terminée“), sorte de site archéologique du rangement et du souvenir, Jérôme Veulin (que sa mère, „saignée au cou par une belette ou une fouine“, surnommait affectueusement „Jiji, mon petit Jiji“) se terre chez lui, à l’instar de bêtes traquées, ne supportant ni la chasse et le sang, ni la télévision, pas plus que la présence humaine ressentie souvent comme oppressante. Âgé de soixante-cinq ans, ayant perdu sa mère depuis un bout de temps, il est à la fois ermite et misanthrope, ne supporte presque rien, jusqu’au jour où il fait l’expérience „numineuse“ d’un changement dans son existence, notamment le jour où il se sépare des objets ayant appartenus à feue sa mère dans une maison devenue une sépulture.

Jérôme Veulin est comme habité par un double, „le gars plein de chair et de poids, et puis cet autre qui a des yeux noirs, profonds et opaques, des lacs d’encre“. Il s’intéresse aux ovnis, aux voyages interstellaires, aux planètes lointaines, „aux traces dans les champs et au vol des oiseaux“. Il pense aux oiseaux en général et aux chouettes en particulier. Il cherche en permanence à surmonter le traumatisme lié à la disparition de sa mère („et maintenant elle n’existe plus, et pourtant elle existe encore. Répugne à employer l’imparfait“). Jérôme apprécie particulièrement les hortensias (bleus) et leur effet décoratif sous les tôles de la ressourcerie. Il est sensible au silence qui efface les tracas du monde.
Par ailleurs, Jérôme, influencé par „L’Idiot“ de Dostoïevski et Beckett, écrit; son esprit est animé de pensées ondoyantes et diverses. Il est en situation de dépression à peine larvée qu’il soigne par l’écriture: „il ne sait que faire de son temps ni de sa personne. Il y a les mots pour ça“. La présence „odorante, charnelle, débordante“ de sa mère lui manque. Il est un angoissé soumis à de grandes inquiétudes que rien ne peut calmer. Il éprouve une nostalgie de la densité humaine, à rebours des clichés. Et si exister n’était que respirer et attendre dans son cahier? Jérôme se pose ainsi une série de questions existentielles. Il s’inscrit également à un cours réputé de théâtre. Apprendre par cœur des tirades lui permet d’exprimer des mots qui „restent en général coincés dans la tête, sur la langue“. Les souvenirs de sa mère le hantent. „Les mères sont absence au creux de l’éternité, gémissements du temps.“ Il fait de nombreux rêves, parfois étranges, souvent pénétrants, comme par exemple celui d’un barbu, „du genre des frères Karamazov“, qui cogne du poing contre une porte, dans une chambre aux murs blancs.
Entre Meursault et Roquentin?
L’écriture permet à Jérôme Veulin de mesurer ses ratages, ses vies avortées, ses vocations farfelues, la mélancolie de ce qu’il écrit lui faisant éprouver un bonheur sans nom. Il semble parfois étranger au monde, à la manière, mutatis mutandis, du personnage de Meursault de Camus, et ne perçoit pas, par moments, les beautés qui l’environnent. Pétri de contradictions, il est aussi capable de s’arrêter devant son arbre préféré et d’être „le vent dans la frondaison“. Il se sent comme un pantin contingent, conscient du sentiment sartrien d’être de „trop“, et de „l’inconvénient [cioranien] d’être né“: „Rien n’étanchera son inquiétude, son désintérêt d’être ici, flageolant, aux aguets, animal déguisé en homme flairant l’indicible, sentant sous ses pieds les bombes qui explosent très loin“.
Si tu te mettais à écrire, ça raconterait quoi?
À l’instar du héros de „La Nausée“ (1938) de Sartre, Roquentin, Jérôme Veulin (jeu de mots composé de „veul“ et de „vélin“ – métaphore d’une écriture de l’apathie?) aurait aussi pu dire: „Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre“. Or, il entretient avec les autres une relation asymétrique, funambulesque, déconcertante et contradictoire (comme le fait de marcher en compagnie de quelqu’un, mais à bonne distance!). Cheminant vers sa solitude, et ce malgré les contacts qu’il tente d’établir avec autrui, il est tant un être torturé qu’une coquille vide. Mystique décalé (notamment à Notre-Dame de Paris dont „il ne sait finalement se passer“), pessimiste atrabilaire, il prie avec des insomniaques, s’intéresse au théâtre, aide la jeune femme dont il est amoureux à voler des vêtements dans la boutique qu’elle tient, etc.
L’écriture intranquille

Sa grande passion demeure l’écriture, activité qui n’est pas sans susciter des doutes et des interrogations: „Si tu te mettais à écrire, ça raconterait quoi? Envie de hurler dans la vastitude et le néant“. Il aime à se dépayser dans une „pluie d’images“ mentales qui lui permettent de devenir une sorte d’„opéra fabuleux“, stade ultime d’une transmutation existentielle: „On s’habitue à la prédestination, à la chute, au silence. (…) Les livres ne l’intéressent plus, ni les journaux, ni les gens croisés à la ressourcerie, ni les meubles poussiéreux, ni les regrets éternels, ni les fleurs artificielles, rangées sur une étagère“. Bifurcations, chemins panoramiques, envies de dépaysement font partie de son essence.
En définitive, le lecteur appréciera cette sorte de journal intime dans lequel le flux de conscience de Jérôme Veulin, qui s’exprime à travers différentes instances (narratives), parvient à dépeindre les multiples pensées et sentiments qui traversent l’esprit du narrateur. Ce dernier, favorisé par une écriture brute, quasi automatique, souterraine, vertigineuse, nous embarque dans les méandres d’une psyché humaine emblématique, d’un univers où le tragique cohabite avec l’absurde. Jérôme, sorte d’anti-héros des temps modernes, est au bord de quelque chose. À chacun d’entre nous, selon sa sensibilité, de dire au bord de quoi il pourrait se trouver. Certainement aux bords des profondeurs de l’être qui nous tendent un miroir aussi stimulant qu’angoissant.
De Maart
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