Tageblatt: Pourquoi avez-vous choisi d’évoquer les derniers jours de Ceausescu, en décembre 1989?
Bogdan Mureșanu: C’est une façon de lutter contre l’oubli. Ces événements sont très importants dans notre histoire nationale et celle de l’Europe, parce que le communisme n’était pas seulement une affaire humaine, mais aussi une question européenne. Ces événements étaient tragiques. Je pense qu’il était de mon devoir de faire revivre ces moments-là, mais dans une autre perspective, un peu comique, un peu détachée, avec une fin heureuse.
Vous avez choisi l’option de croiser six histoires intimes. Sont-elles inventées ou inspirées de faits réels?
C’est un mélange de fictions, mais aussi d’événements réels dont j’ai quelques souvenirs. J’avais 15 ans, en 1989. Je me souviens particulièrement de l’atmosphère de ces journées. Mon père et ma mère connaissaient la situation. Mais tout était camouflé dans le secret. Les gens n’étaient pas autorisés à parler. La tension extrême et la paranoïa ont régné pendant trente-cinq ans sous le régime Ceausescu. Ma famille a été très affectée par le communisme. Elle vivait dans la peur.
Une des six histoires fait référence à celle de votre court-métrage „Le cadeau de Noël“.
Oui. C’est l’histoire d’un petit garçon qui écrit une lettre au Père Noël dans laquelle il demande la mort de Ceausescu. Grosse colère des parents, horrifiés. Cette histoire est reprise dans le film. Mais pendant le tournage du court-métrage, je pensais déjà qu’elle pouvait devenir quelque chose de plus grand, plus symphonique, plus choral. J’ai complètement inventé cette histoire, mais des archives ont montré qu’une petite fille demandait un passeport dans une lettre écrite au Père Noël.
Vous avez fait jouer une quarantaine d’acteurs. Certains ont-ils refusé de jouer étant donné le poids de l’histoire du communisme roumain?
Tous les acteurs ont voulu jouer dans le film. Ils étaient motivés, sans doute aussi, par le succès de mon court-métrage „Le cadeau de Noël“ qui a été multirécompensé. Il n’y avait aucun problème à ce niveau-là. En revanche, sélectionner les acteurs pour tel ou autre rôle, trouver la clé du jeu avec l’ensemble de tous les acteurs était un vrai challenge. C’était à la fois très dur et terriblement excitant. Les acteurs ont effectué un travail incroyable, mais ils ne jouent pas tous dans la même tonalité. Il fallait un peu de variation. Parce que j’avais la structure musicale du „Boléro“ de Maurice Ravel à l’esprit, je voulais que certains des „instruments“ soient plus forts, plus intenses, plus voyants, plus colorés. C’est un film de plus de deux heures, donc cette variation est nécessaire.
Infos
„Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé“ de Bogdan Mureșanu. Avec: Adrian Văncică, Nicoleta Hâncu, Emilia Dobrin. En salles.
Comment les acteurs se sont-ils retrouvés dans ce puzzle?
Bien-sûr, quelques-uns ont vécu le communisme. Pendant le tournage, je pense qu’ils vivaient quand même un réveil des souvenirs. Mais pour les autres, c’était la première fois qu’ils ont peut-être entendu ces histoires et événements. J’ai utilisé beaucoup d’objets d’époque: le mobilier, les livres, les téléviseurs, les téléphones, les voitures des années 80. Du coup, c’était comme plonger dans un univers qui a été effacé longtemps, pendant trente-cinq ans. Nous avons tous fait une excursion dans le passé. Il importait pour les acteurs et pour moi aussi de revivre ce passé parce que c’était exactement ce que j’ai voulu faire. Ce mélange de fiction et de réalité a abouti à un „mocumentary“.
Vous construisez votre film autour d’une émission de télévision.
Une actrice de théâtre est contrainte de réciter un texte à la gloire de la dictature à l’occasion d’une émission de fin d’année. Elle a été tournée en novembre 1989, mais elle n’a jamais été diffusée, parce qu’elle a été détruite le jour de Noël. D’où le titre „Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé“. J’ai construit mon film autour de cette parodie. Toutes les histoires et tous les personnages sont en quelque sorte connectés à cette émission de télévision et à la révolution aussi.
A quoi correspondent les démolitions de maisons?
Une large partie de Bucarest a été démolie pour faire place au plus grand bâtiment du monde: la Maison du Peuple. Nicolae Ceaușescu a détruit, effacé le vaste quartier d’Uranus, tellement typique du vieux Bucarest. Situé sur une colline qui domine une partie de la ville, ce quartier était notre Montmartre, si vous voulez. Et bien sûr, cette histoire vraie fait partie de beaucoup d’autres que j’ai intégrées dans le film.
Mon pays est un modèle de résistance face aux forces d’extrême droite et ultra-conservatrices. Il faut bien se rendre compte que nous sommes voisins avec l’Ukraine. Dans l’est du pays, les Roumains entendent régulièrement les sirènes, les bombardements de l’autre côté de la frontière. Les gens ont peur.
Vous utilisez „Le Boléro“ de Maurice Ravel comme thème musical. Pourquoi ce choix?
J’ai naturellement pensé au „Boléro“. J’y ai trouvé le rythme à l’image de la structure narrative, complexe réunissant beaucoup de personnages. Cette musique magique est une sorte de mouvement perpétuel, continu. Le crescendo exprime aussi la joie. A la fin des années 80, „Le Boléro“ était terriblement populaire en Roumanie. On l’entendait tout le temps à la radio. Peut-être parce que les champions de patinage artistique ont dansé sur cette musique aux Jeux olympiques d’hiver de Sarajevo 1984.
Votre film a déjà été montré en Roumanie. Comment réagit le public?
Il a été numéro 1 pendant deux semaines en Roumanie. Un phénomène incroyable. C’est extraordinaire. Je pense que les Roumains ont établi un lien entre le film comme il est maintenant et les dernières élections. J’ai été très surpris, car, en le tournant, je pensais seulement réaliser un film historique.
En décembre dernier, la victoire de Călin Georgescu a été rejetée par la Cour constitutionnelle. Comment voyez-vous l’issue des prochaines élections présidentielles1)?
Je pense que je suis un homme informé. Mais, franchement, je ne savais pas qui était Călin Georgescu, le candidat d’ultra-droite, russophile, arrivé en tête du premier tour des élections présidentielles. Ce fut la stupeur en Roumanie. Ses publications sur les réseaux sociaux atteignaient plus d’un million de vues. Il semblerait que les influenceurs étaient rémunérés pour en faire la promotion. La Cour constitutionnelle roumaine a annulé le premier tour à la suite de soupçons sur des manipulations russes en faveur de Călin Georgescu. La Roumanie a résisté, avec l’aide de l’Union européenne. Mon pays est un modèle de résistance face aux forces d’extrême droite et ultra-conservatrices. Il faut bien se rendre compte que nous sommes voisins avec l’Ukraine. Dans l’est du pays, les Roumains entendent régulièrement les sirènes, les bombardements de l’autre côté de la frontière. Les gens ont peur. Il y a un immense intérêt de la part de la Russie, récemment, et des ultra-conservateurs des Etats-Unis pour la Roumanie, alors que des forces américaines sont basées en Roumanie pour protéger l’Europe. Le scrutin présidentiel doit avoir lieu de nouveau les dimanches 4 et 18 mai prochains. Le maire de Bucarest, Nicușor Dan, brillant mathématicien, est candidat aux élections, face au favori d’extrême droite, George Simion. Il est très populaire à Bucarest. Le temps est venu pour l’honnêteté dans la politique.
Vous avez reçu deux prix au Lux Film Festival. Votre réaction?
Ce fut une belle surprise. J’étais pour la première fois au Grand-Duché de Luxembourg, mais j’avais des amis dans le monde du cinéma. „Kontinental’25“ de mon ami Radu Jude était aussi en compétition. Je suis très honoré, parce que le jury était composé de très grandes personnalités du cinéma européen et international: par exemple, Mohammad Rasoulof, Paul Laverty, Albert Serra … Le Lux Film Fest est un festival de qualité.
1) L’élection présidentielle roumaine de 2025 a lieu les 4 et 18 mai 2025. L’entretien avec Bogdan Mureșanu s’est déroulé avant le 4 mai.
De Maart
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