Cinéma„Black Tea“, d’Abderrahmane Sissako: Un film qui divise et appelle au débat

Cinéma / „Black Tea“, d’Abderrahmane Sissako: Un film qui divise et appelle au débat
„Black Tea“ raconte l’histoire d’Aya (Nina Mélo), une jeune femme qui décide d’écrire elle-même sa nouvelle vie, loin des attentes et conventions sociales de son pays Photos: Olivier Marceny/Cinéfrance Studios/Archipel 35/Dune Vision

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Dix ans après „Timbuktu“, dix fois couronné aux Césars et nommé pour l’Oscar du meilleur film étranger, Abderrahmane Sissako présente son nouveau film, „Black Tea“, en compétition à la Berlinale. Un film coproduit par le Luxembourg, à aller voir à plusieurs pour le plaisir d’en débattre ensuite.

L’attente est grande parmi les journalistes de la presse du monde entier, réunis dans plusieurs salles du Cinemaxx du Potsdamer Platz pour découvrir „Black Tea“, le nouveau film d’Abderrahmane Sissako, dix ans après le succès international de son dernier opus. Cette fois, le réalisateur ne filme pas le continent de l’Afrique dont il est originaire, mais choisit de placer son récit et sa caméra au sud de la Chine. C’est en effet à la diaspora africaine qu’il s’intéresse dans son nouveau long-métrage, à travers le personnage d’Aya (Nina Mélo), une jeune femme qui décide d’écrire elle-même sa nouvelle vie, loin des attentes et conventions sociales de son pays.

Aya est-elle une femme émancipée? On nous la présente au moment décisif où elle choisit de s’opposer à une vie toute tracée, d’ores et déjà tissée de malheur. Aya refuse de ne pas être heureuse et ose l’exprimer haut et fort, devant sa communauté réunie. Elle part, quitte la Côte d’Ivoire et l’époux qui lui était promis, pour vivre seule à Canton, apprendre la science du thé en Asie.

Construit sur des ellipses et différents niveaux de narration, le film raconte la façon dont Aya s’éprend de Cai (Hang Chang), l’homme qui l’emploie dans son magasin dédié à la vente d’un thé de qualité. Régulièrement, Aya et Cai se retrouvent au sous-sol de la boutique, dans une pièce meublée avec goût, loin de l’agitation de la rue – un endroit intime et feutré où il lui inculque les gestes rituels à connaître afin de humer, présenter, servir et goûter le thé. Il y a de la beauté, dans cette idée d’une relation amoureuse qui se consomme avant tout par les sens autour de la dégustation du thé, en particulier ceux de l’odorat et du goût. Mais il y a là aussi une mise en scène et un rythme très particuliers, qui peuvent déranger, donner une impression de fausses notes ou d’esthétisation trop prononcée.

„Black Tea“ semble tout entier imprégné des codes relatifs à la cérémonie du thé – les gestes sont lents, étudiés, presque chorégraphiés, les paroles choisies, parfois graves, prononcées avec solennité. Lorsque Cai explique à Aya que le thé noir révèle son arôme véritable au fur et à mesure de l’infusion, on pourrait y voir une façon de qualifier le film tout entier: à première vue, il se dégage de „Black Tea“ un aspect très cérémonial, qui peut déplaire. L’esthétique et la mise en scène travaillée des rapports humains, l’attention portée aux détails, au poids des actes et des mots peut sembler parfois trop prononcée. Certains gestes et décisions rendent également perplexes – la manière qu’a Cai de guider Aya, en posant ses mains sur les siennes, comme pour l’empêcher de commettre la moindre maladresse, tandis qu’elle lui répond par des onomatopées langoureuses; ou le fait qu’elle accepte de se cacher des yeux de la belle-famille de Cai sans protester – de telles scènes pourraient paraître aux antipodes des valeurs que le film annonçait vouloir porter. Mais plus on avance dans le récit, plus il est possible de déceler dans „Black Tea“ un certain nombre de clefs qui permettent de revisiter ces instants et d’en tirer un nouveau sens, à l’inverse des premières impressions. D’autres niveaux de lecture apparaissent alors qui permettent au spectateur de se faire une interprétation tout à fait différente de ses premières impressions. Et la réflexion devient alors passionnante.

Les effets du thé noir

Abderrahmane Sissako joue également sur les niveaux de narration, dans une construction qui pourrait, par certains aspects, rappeler la façon dont David Lynch troublait le spectateur dans „Mulholland Drive“. La vie d’Aya à Canton est-elle réelle, ou constitue-t-elle un rêve? Aya est-elle Aya, ou la projection d’une autre femme, une Capverdienne issue du passé de Cai? Ce qu’on aperçoit de ce passé est-il un songe ou un effet miroir? Et quel sens faut-il en tirer? Toutes ces questions que l’on se pose à la sortie du film donnent un nouvel éclairage aux choix esthétiques, aux décisions de réalisation et de montage voulues par Sissako: la superposition d’images, le phrasé des personnages, la façon dont ils maîtrisent différentes langues avec une grande facilité, la chorégraphie étudiée de leurs gestes, la teneur de leurs dialogues, le flouté de certaines images et le mouvement de la caméra qui suit et souligne les émotions, semble par moments caresser ses personnages, tout cela apparaît finalement, a posteriori, comme autant d’indices pour réinterpréter le film et y découvrir des sens cachés.  

Cela en irritera certains et en charmera d’autres – il se pourrait même que l’on prenne davantage de plaisir à discuter du film qu’à l’apprécier durant son visionnage. Mais Sissako semble avoir réussi son pari de provoquer, avec „Black Tea“, les effets qu’a sur l’être humain une tasse de thé noir: si on ne laisse pas suffisamment infuser, le thé noir énerve, excite, on n’en retire pas d’effets bénéfiques. Mais si on laisse à ses feuilles le temps nécessaire pour leur permettre de révéler leur véritable arôme, on peut alors en goûter les bienfaits. Parfois, l’infusion a duré trop longtemps, et le thé noir n’est pas dénué d’un goût trop prononcé, qui le rend difficile à déguster. Mais quelle que soit sa saveur, le thé est avant tout un rituel, un moment autour duquel se réunir et échanger, discuter, analyser, refaire le monde – refaire le film, et goûter au plaisir d’en débattre ensuite à plusieurs pendant des heures.

„Black Tea“ semble tout entier imprégné des codes relatifs à la cérémonie du thé – les gestes sont lents, étudiés, presque chorégraphiés, les paroles choisies, parfois graves, prononcées avec solennité
„Black Tea“ semble tout entier imprégné des codes relatifs à la cérémonie du thé – les gestes sont lents, étudiés, presque chorégraphiés, les paroles choisies, parfois graves, prononcées avec solennité