L’histoire du temps présentVoir Esch!

L’histoire du temps présent / Voir Esch!
Maisons unifamiliales de la rue de la Poste (rue de l’Alzette à partir de 1923) avec jardin sur rue vers 1916  Archives de la Ville d’Esch, collection de cartes postales

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„Man sieht nur, was man weiß“ – „On ne voit que ce qu’on sait“: cette citation de Goethe fut longtemps le slogan des beaux livres d’art et de voyage de la maison d’édition allemande Dumont.

J’ai souvent repensé à cette citation ces dernières années en travaillant avec mes collègues Antoinette Lorang, Antoinette Reuter, Georges Buchler, Jean Goedert et Christof Weber à l’ouvrage qui est sorti hier: le Guide historique et architectural Esch-sur-Alzette, édité par le C2DH (Université du Luxembourg) et capybarabooks, avec le soutien de la Ville d’Esch-sur-Alzette. Plus nous avancions dans nos recherches sur l’histoire de cette ville et de sa population, plus le regard sur Esch changeait et nous permettait de voir et de découvrir des aspects nouveaux. D’autres slogans seraient tout aussi pertinents. Par exemple: „Des photos pour mieux voir.“ Les prises de vue subjectives du photographe du guide, Christof Weber, ont fortement modifié notre perception des immeubles et des places et aiguisé notre regard pour mieux voir leur originalité et leur charme.

Permettez-moi donc de vous inviter, avec l’aide du guide, à un tour subjectif dans Esch. L’idée de réaliser ce guide architectural est née en 2014 et ce fut dès le début un travail d’équipe. D’une équipe de passionné-e-s de la capitale du Bassin minier. Avec l’historienne de l’art Antoinette Lorang, connue pour ses nombreuses publications sur l’histoire des logements sociaux et sur le patrimoine architectural et industriel et qui réalisa, à la demande de la Ville d’Esch, le premier inventaire architectural d’un centre-ville au Luxembourg en 1990/1991. Avec l’historienne moderniste Antoinette Reuter, enfant du quartier du Brill, grande spécialiste de l’histoire des migrations et des minorités religieuses et co-fondatrice du Centre de documentation sur les migrations humaines à Dudelange. Avec l’historien Georges Buchler, autre Eschois, qui a accompli ces dernières années un travail de bénédictin incroyable qui lui a permis de reconstruire la microhistoire de la population locale avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

Avec Jean Goedert, architecte-directeur de la Ville d’Esch de 1985 à 2011, qui débuta à Esch après la crise sidérurgique avec un budget juste suffisant pour rénover une seule maison au Vieil Esch et qui pourtant a participé aux efforts de rénovation de ce qui constitue le cœur d’une ville, c.-à-d. son centre historique, et a plus tard accompagné de façon décisive le renouveau urbain d’Esch avec les Nonnewisen et Belval. Avec le photographe Christof Weber, qui capte avec son objectif les motifs architecturaux et industriels à sa façon bien à lui. Avec moi-même qui ai grandi à Esch-Lallange et découvert la ville d’abord sur mon vélo sans freins en passant d’un quartier avec petit terrain de foot – ou les prés et cours d’écoles que nous utilisions comme tel – à un autre, avant de me pencher sur et me passionner ces dernières 30 années pour l’histoire et le patrimoine de cette ville.

Les traces du bourg rural

Voir Esch: Je vois à Esch d’abord son noyau urbain en forme d’amande qui nous frappe en regardant les plans ou les vues aériennes. Je reconnais les contours de l’ancienne enceinte médiévale d’„Ays-la-neuve-ville“, affranchie vers 1300 par le comte de Luxembourg d’après la charte de Beaumont, acte par lequel le comte souligne sa présence dans cette région frontalière. Aussi à travers ses vassaux, les seigneurs de Berwart et leur château, rénové par les seigneurs de Schauwenbourg et qui a imprégné l’image de la ville jusque dans les années 1950. Je vois les traces du Vieil Esch, de cette bourgade rurale avec ses 40 propriétaires-cultivateurs et 80 artisans vers 1800 et beaucoup de journaliers qui travaillent à l’étranger en été, pour les récoltes et les vendanges, en Lorraine et en Champagne. Si je fais bien attention, j’aperçois encore quelques maisons de journaliers dans Al Esch, mais aussi des maisons cossues qui s’inspirent de l’habitat rural ou alors urbain du 18e siècle. Je revois Esch sans trottoirs, avec le fumier devant la maison, qui a disparu aujourd’hui, et des perrons, qui sont encore là.

Puis je vois la localité s’agrandir vers le sud en direction des mines de fer qui sont exploitées à partir des années 1850, de la ligne de chemin de fer qui arrive à Esch en 1860, des deux premières usines, la Metzeschmelz et la Brasseurschmelz construites vers 1870. Autour de ces usines et des mines je vois naître des quartiers ouvriers, le Neiduerf („nouveau village“) autour de l’usine des Metz et des Tesch, la Hiel, la Grenz et le Brill autour de celle des Brasseurs, reprise en 1892 par l’Aachener Hütten-Actien-Verein. Les baraques en bois où étaient logés les premiers ouvriers mineurs n’existent plus. Mais les maisons ouvrières de la rue de Schifflange sont toujours présentes tout comme les colonies de l’Aachener dans la Hiel, logements de mes arrière-grands-parents et de mon grand-père, arrivés en 1914 à Esch en provenance de Bissen pour travailler à l’usine. Le lavoir public qui a servi jusque dans les années 1970 est là tout comme les maisons du grand Mett de la rue Hiel (aujourd’hui rue Jean-Pierre Bausch) où vivaient beaucoup, beaucoup d’Italiens mais aussi des Luxembourgeois, des Allemands, des Français, des Belges, des Polonais – puis à partir des années 1960 des Portugais, des Capverdiens, encore plus tard des ressortissants d’ex-Yougoslavie. Sans oublier les immeubles de la rue du Brill et des Boers, construits vers 1900 par un entrepreneur belge, Alfred Lefèvre, dont la villa est aujourd’hui un restaurant.

L’industrie et le couple entreprise/logement ouvrier ont fortement imprégné la physionomie de la ville, mais Esch et ses élites locales ont quand même réussi à tenir tête aux barons du fer et à s’en émanciper lorsque l’évolution urbanistique de la ville était en jeu. Je le vois lorsque je me dirige du Vieil Esch ou du Neiduerf ou de la Grenz vers la nouvelle grande place centrale où est construit en 1863 l’hôtel de ville et où se déroule le marché du vendredi à partir de 1874, sur les bords de l’Alzette.

Lutte de pouvoir autour de la création d’une ville

Je ne vois plus l’Alzette aujourd’hui à cet endroit – pour la voir, il faut que je me déplace de quelques centaines de mètres au Schlassgoart – car elle a été recouverte de 1885 à 1911, mais je perçois bien ici à travers cette nouvelle artère commerciale comment la bourgeoisie eschoise crée la ville au début du 20e siècle. La bourgeoisie, ce sont les anciennes familles de paysans aisés et de commerçants du 19e siècle mais aussi les nouveaux commerçants, les médecins, les pharmaciens, les employés des chemins de fer, les entrepreneurs du bâtiment, les notaires, les ingénieurs des mines, les enseignants, politiquement divisés en catholiques-cléricaux, libéraux-anticléricaux et socialistes.

Je vois la Société d’initiative et d’embellissement autour du premier architecte de la ville, Paul Flesch, et du directeur de la Mine Collart, André Koch, qui tentent après 1900 de faire de la rue de l’Alzette et de ses rues secondaires un petit Paris. Le vieux noyau du bourg intra muros était caractérisé par des rues étroites, l’absence d’alignement et les différences de dimension des édifices ainsi que par le voisinage pêle-mêle de petites maisons de journalier ou d’artisan, de rustiques maisons-fermes et de grands immeubles de rapport. La rue de l’Alzette et les rues adjacentes, Flesch et ses collègues les conçoivent alignées, larges et marquées par de grandes places publiques, avec leur kiosque de musique, leur mobilier urbain et leurs plantations, leur encadrement architectural par des bâtiments à caractère monumental. Flesch introduit la construction par pâtés de maisons contiguës qui n’existaient pas dans l’ancien village tout comme le rehaussement des bâtiments d’angle et les maisons avec jardin sur rue. Les larges trottoirs permettent aux piétons et aux piétonnes de flâner à leur aise et de s’adonner au lèche-vitrine, passe-temps également nouveau et urbain.

La rue de l’Alzette et ses rues voisines sont restées jusqu’à aujourd’hui un ensemble urbain cohérent par l’alignement de ses édifices, surprenant par les perspectives qui s’offrent au regard à l’horizon, unique au Luxembourg par la richesse architecturale de ses façades, représentant la prospérité de la bourgeoisie eschoise. Celles-ci se distinguent non seulement par les différents styles néo de l’Historicisme mais aussi par l’Art nouveau, plus tard l’Art déco et le Modernisme.

Naissance des grands syndicats

Je vois à Esch l’influence culturelle française et belge à travers les styles architecturaux des belles maisons de cette bourgeoisie avant tout francophile. Mais je vois également l’influence de la Ruhr et des cités-jardins allemandes et anglaises, à partir du moment où la Gelsenkirchener Bergwerks-AG construit, de 1909 à 1912, la troisième usine eschoise, l’Adolf-Emil-Hütte (plus tard Arbed Belval), le casino pour employés, les villas d’ingénieur et des colonies pour ouvriers et employés.

Et puis je vois, avec la naissance des grands syndicats dans la sidérurgie en 1916 et avec l’introduction du suffrage universel pour hommes et pour femmes en 1919, comment de nouvelles couches sociales arrivent au pouvoir. Un cheminot, premier bourgmestre socialiste, met en pratique un programme social. Je vois des quartiers entiers se développer grâce à des projets de logements sociaux des années 1920 aux années 1960, non plus seulement à l’initiative des sociétés industrielles, mais encore de la Ville d’Esch et de la Société d’habitations à bon marché. Enfin, je vois, aspect intéressant vu d’aujourd’hui, que la construction de logements sociaux a cessé presque complètement après ces années 1960.

Je peux voir l’impact dramatique sur la ville d’Esch et sur sa population de la crise sidérurgique, de la désindustrialisation et de l’exode d’une partie des classes moyennes du centre-ville eschois, centre-ville qui malgré le renouveau urbain et les retombées du projet-phare de Belval pose aujourd’hui de grands défis aux responsables communaux.

Je vois comment des emblèmes de cette métropole du Bassin minier ont pu être sauvés grâce à des initiatives citoyennes: la maison Meder/Olivo (aujourd’hui Maison des jeunes), le Casino Gelsenkirchen (aujourd’hui conservatoire de musique), l’ancien abattoir (aujourd’hui Kulturfabrik). Et je pleure la disparition d’autres emblèmes, détruits ces dernières années: le Pavillon Jean Prouvé/Nicolas Schmit-Noesen de la gare, la Centrale thermique de Terre Rouge, la Ronn Bréck du Neiduerf, en ce moment même les Keeseminnen de Terre Rouge.

Les recherches autour du guide et les nombreux renseignements fournis par le public (associations et particuliers) nous ont apporté tant de savoirs et en même temps soulevé tant de questions, nous avons découvert tellement de nouveaux aspects que la petite histoire de l’architecture eschoise d’une centaine de pages est finalement devenue un guide volumineux de 480 pages. Nous espérons que ce savoir historique et architectural vous donne l’envie et les outils de voir autrement une ville exceptionnelle.