Tageblatt: Avez-vous immédiatement accepté le rôle d’Astrid?
Emmanuelle Devos: J’ai d’abord refusé le rôle parce que le premier scénario portait le regard sur François, l’homme de la famille. J’ai pensé que ce n’était pas sur lui qu’il faut s’attacher, mais sur sa femme, Astrid. C’est elle qui se tait. Le silence vient d’elle. Et j’ai eu la surprise, trois mois plus tard, que Joachim revienne à la même histoire, cette fois plus axée sur Astrid. Son silence est intéressant. Le personnage pivot, c’est elle. Généralement, on ne soulève pas la question de ce mutisme-là.
„Un silence“ est basé sur des faits réels. Vous êtes-vous documentée sur l’affaire Victor Hissel?
Joachim m’en a parlé, mais je ne connaissais pas du tout cette histoire qui est arrivée en Belgique. En revanche, j’ai vu „L’assassin de ma fille“ (2022). Ce documentaire relate la détermination et l’amour d’un père, prêt à tout pour rendre justice à sa fille assassinée par son beau-père, un médecin très bien vu dans un joli endroit de Bavière. Il va mener sa propre enquête et se rendre compte que le médecin droguait sa femme et sa belle-fille pour abuser d’elle. Une sorte d’omerta rendait toute accusation impossible. J’avais remarqué que la femme était totalement soumise, dévitalisée. Elle ne prenait pas la défense de sa fille, elle ne pleurait même pas sa mort. Elle semblait sortie de son corps. Elle était en état de sidération permanent. Elle avait même du mal à accuser le médecin une fois que les faits ont été révélés.*)
D’après vous, pourquoi Astrid ne parle-t-elle pas? Comment expliquez-vous son silence?
J’imagine qu’Astrid, étudiante en droit, a rencontré François assez jeune. Lui, déjà avocat, brillant. Ils se sont très vite aimés. Puis, survient un événement du passé, révélateur de la vraie nature de son mari, et sur lequel elle a préféré fermer les yeux. Depuis près de trente ans, Astrid vit avec le poids du silence. Une façon de se protéger elle-même et de préserver son équilibre social et familial. J’avais en tête cette métaphore: une grenouille, dans l’eau bouillante, va tout de suite sauter. Mais si vous la mettez dans de l’eau froide que vous chauffez à petit feu, tout d’un coup, la grenouille, endormie par la chaleur, ne peut plus s’échapper. C’est exactement ce qui est arrivé à Astrid.
François a commis une première faute, il s’est excusé, il a demandé pardon. Il ne va plus recommencer. Donc „tout va bien“. S’il regarde des vidéos pédopornographiques, c’est pour son travail d’avocat, pour rechercher les petites filles disparues. Finalement, Astrid va rester toujours dans l’ambiguïté, l’ambivalence. Ce n’est pas elle la victime. C’est le frère, mais c’était il y a longtemps. Qu’en pense-t-elle? Qu’en dit-elle? Pour Astrid, c’est encore plus difficile, plus complexe de parler parce qu’elle dénonce quelque part son mari. Jusqu’au moment où sa fille lui intime l’ordre de parler, et où elle va arrêter elle-même de se raconter des histoires. Parce que son fils va commencer aussi les déviances, et là, je pense que ça ce n’est plus supportable pour elle.
Eprouve-t-elle un sentiment de honte, de ne pas pouvoir parler?
Joachim me parlait beaucoup de ça. Quand votre mari regarde des vidéos pédopornographiques, c’est une bonne raison d’avoir honte, même si on n’est pas coupable. Elle a honte de ce qui lui arrive, quand même. Je pense qu’Astrid et François sont pris entre deux feux. Ils vont penser une chose, une journée et le contraire, le lendemain. Astrid va faire comme si tout allait bien, et, par moments, craquer complètement. Et se rendre malade parce que, à un moment, elle ne peut plus sortir de son lit. Sa fille va la pousser à se réveiller. Puisque là, c’est le comble du comble. L’avocat de parents qui ont vu que leur fille avait disparue et qui lui-même a des comportements de pédocriminel, là, c’est le comble du mensonge, de la dissimulation. Je pense que là, ce n’est plus supportable du tout.
Qu’avez-vous appris sur le „fonctionnement“ de la pédocriminalité?
J’ai essayé de comprendre. Les pédocriminels sont tellement nombreux. Certains ont été des enfants abusés, mais ce n’est pas le cas de tous. S’il y avait une explication, il y aurait un remède et cela se saurait. Cette pathologie est très difficile à soigner, à moins de castrer les pédocriminels chimiquement, et même ça … Mais ce phénomène est tellement répandu, dans tous les pays, dans tous les milieux, toutes les religions …il y a un côté universel, comme l’inceste d’ailleurs. C’est un chantier tellement énorme, de voir ce que cela raconte. Bon courage pour les générations futures, mais j’espère qu’on va ne pas arrêter d’en parler. Il le faut, tout le temps, sans relâche.
Mais ce phénomène est tellement répandu, dans tous les pays, dans tous les milieux, toutes les religions … il y a un côté universel, comme l’inceste d’ailleurs
La parole suffit-elle?
Il faut parler, être cru et entendu. Et puis, que cette parole passe par la justice, parce que sinon, c’est du grand n’importe quoi. Parler, c’est déjà un premier pas très important. Mais maintenant, il faut résoudre ce problème d’inceste et de pédophilie. Sur quoi repose-t-il? Qu’est-ce que ça raconte d’une société, de toutes les sociétés humaines? Ce phénomène existe depuis toujours, en fait. On n’a pas beaucoup évolué de ce côté-là. Pas du tout, même.
Même pas une prise de conscience?
Tant qu’on aura une société basée sur le pouvoir des uns sur les autres, du patron sur l’ouvrier, de l’argent, de celui qui représente la loi, cela reste compliqué. L’homme est-il capable de vivre sans pouvoir? C’est-à-dire d’avoir une prédation sur des objets, sur des personnes plus faibles qui ne peuvent pas se défendre, qui ne parleront pas. Pourquoi un enfant a-t-il immédiatement honte quand il est abusé? Il sait qu’il ne doit pas parler, sans même qu’on le lui dise. Peut-être que des générations arrivant maintenant n’auront pas cette espèce de réflexe de se taire, qui doit venir de la nuit des temps. Peut-être, qu’au contraire, elles diront: „Non, tu n’as pas le droit de me toucher. Enlève ta main.“ Ma mère (actrice également, ndlr.) me disait: „On n’a pas le droit de toucher les enfants.“ Et après: „On ne va pas dîner avec des producteurs le soir.“ On était mises en garde. J’ai été élevée ainsi. Mais je ne sais pas si on disait ça à mes copines de classe. Ce serait encore mieux qu’on ne soit pas obligé de mettre en garde les enfants. Ce serait bien que les jeunes filles puissent sortir sans être obligées de toujours faire attention. C’est un vaste sujet. Et je trouve qu’„Un silence“ est très, très important. Justement parce qu’il responsabilise aussi la femme. Et pas que le méchant monsieur. Il y a la femme de l’ogre, aussi. Pourquoi le protège-t-elle? Pourquoi ne protège-t-elle pas ses enfants? C’est bizarre.
Et vous avez une réponse?
J’ai des petites idées qui ne sont peut-être pas étayées sociologiquement par des livres. Je pense que c’est une habitude ancestrale, archaïque de sociétés dans lesquelles, par exemple, tout le monde vivait dans la même pièce, un homme entre sa fille de 14 ans et sa femme. Cela reste un mystère. En plus, dans les religions, normalement, on n’a pas le droit de toucher à ses enfants. À côté de ça, vous avez des contes incroyables. Par exemple, dans „Peau d’âne“, une jeune princesse se cache sous une peau d’âne pour échapper à son mariage avec son père et devenir la femme qu’elle veut être. C’est typiquement un conte sur l’inceste.
*) L’affaire a fait tellement de bruit qu’elle a été portée au cinéma en 2016 dans le film „Au nom de ma fille“, réalisé par Vincent Garenq, où Daniel Auteuil incarne André Bamberski, le père de la fille assassinée.
Le film
„Un silence“ de Joachim Lafosse.
Avec: Daniel Auteuil, Emmanuelle Devos, Matthieu Galoux, Jeanne Cherhal.
De Maart
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können