Montag22. Dezember 2025

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RencontreRaoul Peck, cinéaste haïtien, réhabilite Ernest Cole, photographe sud-africain de l’apartheid

Rencontre / Raoul Peck, cinéaste haïtien, réhabilite Ernest Cole, photographe sud-africain de l’apartheid
Ernest Cole, artiste atypique de l’agence Magnum, est au centre d’un film de Raoul Peck Foto: Imagine Film Distribution

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Cinéaste Raoul Peck poursuit son odyssée biographique et engagée: partir à la (re)découverte de personnalités restées trop souvent dans l’ombre au point d’être oubliées. Son nouveau film est centré sur la vie du photographe sud-africain Ernest Cole.

„Ernest Cole: Lost and Found“ („Ernest Cole, Photographe“, en français) retrace la vie du photographe sud-africain qui a publié en 1967 „House of Bondage“, livre révélant pour la première fois les horreurs du régime de l’apartheid. Contraint à un exil définitif à l’âge de 27 ans (et décédé à l’âge de 49 ans en 1990, quelques jours après avoir vu Nelson Mandela sortir de prison), Ernest Cole est un artiste atypique de l’agence Magnum. „Ernest Cole: Lost and Found“ a vu le jour lorsque la famille du défunt photographe a pris contact avec Raoul Peck à propos d’un gigantesque lot de négatifs récemment découverts dans un coffre de banque suédoise. Y sont révélés des portraits de Noirs américains à New York et dans le Sud, présentant des parallèles troublants avec les expériences de Raoul Peck en Haïti, pays où il a grandi avant de s’exiler avec ses parents.

Après „Lumumba, la mort du prophète“ (1990), „Lumumba“ (fiction, 2000), „Fatal Assistance“, documentaire sur le tremblement de terre en Haïti (2013), „I am not your Negro“ (2016) consacré à James Baldwin et, plus récemment, la série documentaire „Exterminer toutes les brutes“ (2021), Raoul Peck poursuit son odyssée biographique et engagée: partir à la (re)découverte de personnalités restées trop souvent dans l’ombre au point d’être oubliées. „Un devoir de mémoire pour éviter à des choses essentielles de disparaître“ confie le cinéaste.

Tageblatt: Quand Ernest Cole est-il revenu dans votre vie?

Raoul Peck: D’abord, j’ai découvert son livre „House of Bondage“. Ce fut un choc. Puis, plus tard, en 2017, sa famille m’a demandé si j’aimerais réaliser un film sur Ernest Cole. Tout est remonté à la surface. J’ai finalement accepté. Je réalise des films parce qu’il y a une envie ou une relation organique avec le sujet. Je suis moi-même photographe. J’ai proposé mon aide pour financer la numérisation des négatifs qui allaient être rapatriés en Afrique du Sud. C’est un trésor inestimable.

En quoi „Ernest Cole, photographe“ est-il inspirant et essentiel pour vous? Serait-il une sorte de fil rouge qui relie la plupart de vos films?

Au fil des ans, si vous colonisez, si vous opprimez un peuple, cela peut prendre dix, vingt, cent ans. Mais, finalement, vous perdrez. Vous savez que vous êtes du mauvais côté de l’histoire. Les États-Unis ont connu ce même scénario en Corée, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak. Toutes les colonies ont explosé. Je suis de la génération qui a suivi tous les mouvements de libération. Arrivé à Berlin à l’âge de 17 ans, j’ai été éduqué par mes aînés et amis de la Swapo, de l’ANC, des Sandinistes, des leaders étudiants brésiliens, en exil à Berlin. Et donc, nous savons comment l’histoire se termine. La seule chose que nous essayons de faire, c’est de la rendre aussi courte que possible pour que peu de gens meurent. Comme à Gaza en ce moment, nous savons que ça va s’arrêter. Vous ne pouvez pas tuer tout le monde. Même si vous pensez avoir exterminé toute une population, il y aura toujours des Gazaouis. L’histoire se répète. Six millions de Juifs ont été tués. Et le peuple juif est toujours là. Donc, vous ne pouvez pas reproduire ça à d’autres personnes. Ça ne marche pas. Vous ne pouvez pas anéantir l’histoire. Malheureusement, c’est l’histoire de l’humanité.

Cole, comme photographe, a révélé pour la première fois les horreurs du régime de l’apartheid
Cole, comme photographe, a révélé pour la première fois les horreurs du régime de l’apartheid Foto: Imagine Film Distribution

Que fait un documentariste comme vous et beaucoup d’autres pour combattre le récit que l’Occident continue de nous imposer?

Nous vivons dans un monde d’une profonde ignorance qui ne cesse de grandir même si nous avons plus d’instruments pour ne pas être ignorants. C’est toute la contradiction. Donc, en tant que cinéaste, en tant qu’écrivain, vous n’avez pas d’autre choix que d’intervenir, d’essayer de préserver une sorte de sens historique ou d’analyse. Il ne s’agit pas d’apporter des réponses mais de permettre à un public plus large d’obtenir des arguments, des connaissances, de l’espoir. Je suis un cinéaste plus âgé maintenant et je sais que le cinéma ne change pas le monde, mais un film peut aider un jeune homme ou une jeune femme à tracer une ligne pour l’avenir et l’inciter à accomplir des actes quand quelque chose ne va pas dans le monde. Nous sommes des flammes olympiques. Nous gardons la torche allumée. C’est tout ce que nous pouvons faire.

Pourriez-vous vous identifier à l’expérience d’Ernest Cole en tant qu’exilé?

Oui, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, je me souviens de certaines des photos d’Ernest Cole, mais à l’époque, à Berlin, nous étions surtout très politisés. Nous utilisions ces photos pour notre combat anti-apartheid mais sans prendre réellement la mesure de l’immense artiste qu’il était. C’étaient les premières photos qui documentaient la réalité dans le quotidien des Sud-Africains noirs. Les redécouvrir a été un grand plaisir, de constater qu’elles ont encore un impact aujourd’hui. Le parallèle avec mon vécu d’exilé pourrait être dans le fait que j’ai peut-être pu mieux et plus profondément comprendre pourquoi Ernest Cole est venu se réfugier aux États-Unis. Pourquoi une personne, célébrée de cette manière, sombrerait petit à petit. Je savais en partie que la cause de cette déchéance, c’était l’exil. Être sud-africain même à New York était très difficile. On peut se retrouver très seul. L’exil peut vous détruire. Déchu de sa nationalité, Cole était devenu apatride. Mais il vivait avec l’Afrique du Sud en permanence. Mon expérience de l’exil est différente. Mes parents ont quitté Haïti. Je les ai suivis. Je me suis adapté. A travers mon vécu personnel, j’observe les exilés d’où qu’ils viennent. Chaque expatrié vous le dira, il vit avec son pays d’origine tous les jours. Jusqu’en 1986, il y a eu une dictature en Haïti. Donc je savais que, chaque jour, vous deviez appeler quelqu’un pour prendre des nouvelles de votre famille, de vos voisins ou vous informer sur quelqu’un qui a disparu. Donc, c’est une situation qui vous habite quotidiennement. Quand on vous apprend que Steve Biko a été assassiné, qu’une centaine d’étudiants ont été tués par la police ou qu’on vous demande de parler une langue étrangère (l’afrikaans, ndlr), vous ne pouvez pas rester insensible à ça. Et puis on veut retourner chez soi, un jour. Ernest Cole a refusé d’être un artiste noir, mis dans une boîte. A 27 ans, il dit „Je ne veux pas être un chroniqueur de la misère“. Sa phrase est bouleversante.

Vous faites „parler“ Ernest Cole. Pourquoi ce choix?

Je ne cherchais pas un narrateur mais plutôt un acteur comme si je faisais le casting d’un long métrage de fiction. La voix devait être le personnage comme dans „I am not your Negro“. Je fais des films pour recréer justement une mémoire, pour développer une narration différente de l’histoire officielle et académique, pour déconstruire un regard „extérieur“. J’ai rencontré les familles, les amis proches, épluché des tas de notes et conversations de Cole. A partir de faits fiables, j’ai voulu trouver le véritable Ernest Cole. J’ai décidé qu’il raconterait sa propre histoire à travers la voix de l’acteur américain Lakeith Stanfield.

„Ernest Cole: Lost and Found“ de Raoul Peck. En salle le 16 juillet. Ciné Utopia.