Donnerstag20. November 2025

Demaart De Maart

Forum de Thierry SimonelliQuand l’Etat devient un acteur à part entière d’une nouvelle économie de guerre

Forum de Thierry Simonelli / Quand l’Etat devient un acteur à part entière d’une nouvelle économie de guerre
 Photo: Editpress/Fabrizio Pizzolante

Dans son article, Thierry Simonelli analyse comment la légitimité démocratique évolue lorsque l’Etat ne se contente plus de financer la défense, mais devient lui-même un acteur économique dans le domaine des infrastructures militaires. L’exemple de la SES sert ici de point de départ.

I. De l’économie de la défense à l’économie de guerre

La SES, fondée en 1985 avec la vocation d’assurer des services de radiodiffusion et d’imagerie, s’est transformée en fournisseur de communications à usage militaire avancé. Ce qui autrefois relevait d’un soutien indirect à la planification stratégique s’est progressivement mué en un rôle opérationnel direct.

Grâce à ses nouveaux satellites, les flux d’information peuvent être transmis en temps réel à des avions de combat, à des navires de guerre ou à des unités terrestres en manœuvre. Les infrastructures installées au Luxembourg participent donc désormais aux chaînes de commandement tactique et le pays est intégré à la dynamique immédiate d’opérations militaires.

Cette intégration militaire s’accompagne de contrats commerciaux explicites: un accord de cinq ans avec le département de la Défense des Etats-Unis et l’entrée de la SES parmi les cinq entreprises retenues par la United States Space Force. Ces engagements impliquent une continuité opérationnelle, une coordination stratégique et une dépendance réciproque entre les forces armées américaines et l’infrastructure satellitaire luxembourgeoise.

En conséquence, la SES annonce une croissance importante de son chiffre d’affaires, une progression régulière de sa marge opérationnelle et un portefeuille de commandes renforcé par l’augmentation des dépenses militaires.

II. De l’Etat protecteur à l’Etat acteur économique de la guerre

La transformation de la SES indique une transformation plus profonde du rôle de l’Etat luxembourgeois lui-même. Dans la conception démocratique classique, un Etat possède une normativité spécifique: il est le garant de l’intérêt général. Son action est justifiée par la sécurité, la justice, la cohésion sociale et la continuité des services publics. La défense s’intégrait à ce cadre en contribuant à la protection collective. Elle n’était pas une activité ouvrant la perspective d’un rendement.

Dans le cas contraire, l’Etat ne se contente néanmoins plus de financer la défense, il devient un acteur à part entière d’une nouvelle économie de guerre. Cela entraîne une transformation structurelle de son rôle. De garant de la sécurité collective, il devient autant investisseur, donneur d’ordre que régulateur et perçoit des dividendes en tant qu’actionnaire d’activités militaires. De ce fait, il ne se contente plus de garantir la sécurité. Comme acteur économique, il participe à la structuration d’un marché dont la finalité est liée à la guerre. Cette participation entraîne une modification du critère à partir duquel l’action publique est définie et évaluée.

La poursuite de deux rationalités distinctes

Avec quelle légitimité un changement de rôle aussi profond est-il accompli?

Un Etat qui intervient comme propriétaire et comme bénéficiaire sur un marché lié à la sécurité modifie les fondements normatifs mêmes de son action. Il se trouve désormais placé devant la poursuite simultanée de deux rationalités distinctes. La première est la rationalité régalienne de protection. La seconde est une rationalité économique orientée vers la croissance d’un secteur industriel qui valorise la stabilité des rendements.

Or, la légitimité démocratique des choix en matière de défense repose sur la possibilité, pour les citoyens, d’en connaître les finalités et d’en discuter les motifs. Lorsque certaines activités, contrats ou décisions d’investissement sont placés sous le régime du secret de la défense, la transparence devient limitée par définition. Leur justification publique des choix est alors soustraite à l’espace commun de la délibération.

III. Déficit de légitimité démocratique

Le changement de normativité que nous venons de décrire engage la nature même de la légitimité démocratique du fonctionnement politique. Car la représentation politique ne repose pas seulement sur des élections périodiques. Elle repose également sur la publicité des motifs, sur la possibilité de la critique et sur la responsabilité devant les citoyens. La décision publique doit pouvoir être comprise, discutée et contestée, et elle doit être justifiée à partir de finalités explicitement orientées vers l’intérêt général.

Or, lorsque l’Etat devient partie prenante d’une économie de guerre, ces conditions cessent d’être remplies. La décision politique est alors orientée par des considérations de valorisation d’investissements par ailleurs hautement problématiques. Il ne s’agit plus dès lors de prévenir ou de contenir les conflits, mais bien au contraire de maintenir ou de développer des activités dont la rentabilité dépend directement de ces mêmes conflits.

Rosanvallon et la légitimité démocratique contemporaine

L’historien français Pierre Rosanvallon a montré que la légitimité démocratique contemporaine repose sur plusieurs caractéristiques complémentaires1): l’impartialité, la réflexivité et la proximité. L’impartialité exige que l’Etat apparaisse comme un arbitre neutre entre les intérêts. La réflexivité exige la capacité à reconnaître les effets de ses propres décisions. Et la proximité signifie la possibilité pour les citoyens de se reconnaître dans l’action publique.

Thierry Simonelli est docteur en philosophie et en psychologie
Thierry Simonelli est docteur en philosophie et en psychologie

Or, ces trois dimensions sont simultanément estompées avec la transformation actuelle de l’Etat. L’impartialité est mise en question lorsqu’il tire un bénéfice financier des activités guerrières. La réflexivité est limitée par la tendance à naturaliser l’augmentation des dépenses militaires sous l’angle de la nécessité géopolitique. Et la proximité se réduit lorsqu’une partie croissante des décisions repose sur des considérations techniques et stratégiques inaccessibles à la compréhension publique.

La paix n’est pas l’absence de guerre. Elle est l’ordre politique dans lequel les finalités de l’action de l’Etat demeurent discutables. Mais dès lors que l’Etat organise sa cohésion autour d’une militarisation vers l’extérieur, il tend à restreindre la délibération à l’intérieur. Or, une démocratie ne peut se maintenir que si elle décide elle-même de ses finalités. Là où ces finalités lui échappent, ce n’est plus elle qui gouverne.

1) La Légitimité démocratique: Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Le Seuil, 2008; Points Essais.

Altwies Yves
20. November 2025 - 19.29

Très bon article