Nouvelles perspectives scientifiques sur les conséquences de la Première Guerre mondiale pour le Luxembourg

Nouvelles perspectives scientifiques sur les conséquences de la Première Guerre mondiale pour le Luxembourg

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Le centenaire de la Première Guerre mondial a conduit, avec un certain retard, au Luxembourg, à un regain d’intèret pour cette période de l’histoire contemporaine.

De Denis Scuto

Les nombreuses recherches, publications et expositions sur le sujet en témoignent. Mentionnons les recherches d’abord les mémoires de bachelor et de master à l’Université du Luxembourg: Joé Bellion sur les Luxembourgeois dans l’armée française, Leo Elcheroth sur les Luxembourgeois dans l’armée allemande, Moh Hamdi sur l’industrie sidérurgique luxembourgeoise et la production d’armes, Jim Carelli sur les Luxembourgeois et les Luxembourgeoises dans des camps d’internement français de 1914 à 1920 (Prix Robert Krieps, parution du livre en décembre 2018), Alex Wolter sur les répercussions de l’isolement diplomatique du pays sur le ravitaillement. Benoît Peschon a fait un travail de master à l’Université de Cologne sur la vie quotidienne au Grand-Duché dans le cadre de cette crise du ravitaillement.

Au niveau des publications, relevons l’ouvrage sous la direction de Benoît Majerus, Charles Roemer et Gianna Thommes sur „Guerre(s) au Luxembourg“ ainsi que le livre qui a accompagné l’exposition du Centre national de littérature, de Daniela Lieb, Pierre Marson et Josiane Weber, les catalogues sur l’exposition de Bascharage et celle sur les migrations en 14-18 au CDMH de Dudelange ou encore l’exposition digitale ww1.lu. Des expos locales ont été organisées à Diekirch, à Kehlen, à Mersch, à Peppange. Des journaux intimes ont été publiés, en premier lieu celui du „rouden Dokter“ Michel Welter, publié par Germaine Goetzinger et le CNL. De nouveaux éclairages ont été apportés par d’autres ouvrages qui ne traitent pas seulement de cette période comme ceux sur les 100 ans du Tageblatt et les 100 ans des syndicats libres ainsi que la thèse de doctorat à l’Université du Luxembourg de Michel Dormal portant notamment sur „Politische Repräsentation und vorgestellte Gemeinschaft. Demokratisierung und Nationsbildung in Luxemburg (1789-1940)“. Enfin, la revue Ons Stad vient de consacrer son dernier numéro à la Première Guerre mondiale alors que la revue Mutations publiera en décembre un ouvrage sur Luxembourg en 14-18 issu du cycle de conférences organisé à Dudelange par le CDMH et le C2DH.

Les auteurs de ces publications seraient contents si ces nouveaux éclairages, fruits de longues recherches, avaient des répercussions dans les manuels et toute sorte de médias qui diffusent le savoir historique auprès du grand public. Cela prend un certain temps, je le concède. Toutefois, comme l’historien Vincent Artuso, comme le journaliste Jochen Zenthöfer et d’autres, je n’arrive pas à comprendre pourquoi le Service information et presse a réédité récemment une Histoire du Grand-Duché en trois langues qui ne tient absolument pas compte de l’évolution de la recherche historique, d’ailleurs pas seulement de la dernière décennie mais depuis les années 1970.

Une publication anachronique

Permettez-moi de l’illustrer à l’aide du récit sur la Première Guerre mondiale dans cette Histoire du SIP. Trois alinéas traitent de 1914-1918 dans cette publication intitulée A propos … de l’histoire du Luxembourg (http://luxembourg.public.lu/fr/publications/b/ap-histoire/index.html) . Dont un alinéa, le troisième, ne traite même pas vraiment 14-18 , la „petite guerre“, mais à travers elle la deuxième, la „Grande Guerre luxembourgeoise“, 40-44, celle qui se caractérise par „un remarquable élan de solidarité nationale“ contrairement à la première, 14-18 où „le Luxembourg est un pays marqué par de graves dissensions internes“.

Petite Guerre – Grande Guerre: premier fil rouge du récit. Deuxième fil rouge: Le Luxembourg comme victime. Le premier alinéa nous apprend que le petit pays était toujours en danger et qu’il a été militairement occupé par son voisin allemand, que le Luxembourg a protesté et qu’il a observé une stricte neutralité pendant la guerre. Or, tous les travaux de ces dernières années mais aussi les derniers travaux de Gilbert Trausch dressent un autre portrait, où le Grand-Duché n’est pas seulement une victime passive. Les protestations du gouvernement sont platoniques, une politique d’accommodement avec l’occupant est mise en place, la neutralité était tout autre que stricte en ce qui concerne la production de l’industrie sidérurgique, l’utilisation des chemins de fer, le traitement inégal des diplomates français, belges et allemands, les réceptions du Kaiser et les relations avec d’autres hauts responsables allemands. Voilà d’ailleurs une des raisons pourquoi le Luxembourg est attaqué par les Alliés, à travers plus de cent bombardements aériens.

Deux publications apportent de nouvelles connaissances sur un de ces domaines. Dans son Journal, Michel Welter, et avec lui la population de la ville de Luxembourg s’étonne que le Kaiser n’est pas reçu une seule fois, comme le veut la légende conservatrice dynastique mais qu’„il y a ses grandes et petites entrées“. Dans son livre „Der Abschied des Hofbibliothekars“, le chercheur et professeur Gast Mannes raconte comment il a été viré comme bibliothécaire de la Cour grand-ducale parce qu’il avait trouvé dans les volumes de la Bibliothèque de la Cour des preuves des nombreuses visites de Guillaume II chez la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde. Contrairement à ce qui est dit dans le récit du SIP, les Alliés ne dénoncent pas après la guerre la politique de stricte neutralité du Luxembourg. Ils critiquent au contraire, déjà pendant la guerre, que le Gouvernement et la Grande-Duchess ne se comportent justement pas de façon neutre.

Dans le deuxième alinéa, c’est au tour des Luxembourgeois d’être présentés comme victimes. On nous raconte que la population a souffert de pénurie, de l’inflation et de la spéculation. Ce qui est exact. Le fait que la „fiction de la neutralité“, comme le formule le catalogue de l’expo de Bascharage, y joue un grand rôle est passé sous silence. Le reste de cet alinéa se caractérise par des erreurs factuelles et d’autres omissions. Les premières organisations ouvrières sont fondées à la fin du 19 e siècle. Les premiers syndicats de la sidérurgie sont fondés en 1903 et non en 1916. La grève de 1917 est réprimée non seulement par l’armée allemande, mais par le patronat allemand et luxembourgeois ainsi que par le gouvernement. Le Luxembourg et les Luxembourgeois comme victimes, l’Allemagne et les Allemands comme coupables? Quelle vision réductrice qui fait fi des complexités historiques.

Dans le troisième alinéa, je l’ai déjà relevé, la Seconde Guerre mondiale est présentée comme matrice de la nation pour laquelle les Luxembourgeois ont souffert et ont résisté contrairement à la Première Guerre mondiale qui aurait divisé la nation. Au plus tard dans ce passage, on se rend compte que les dernières décennies de recherche historique tout comme les recherches récentes dans le cadre du Centenaire de 14-18 sont carrément ignorées. Ces recherches ont justement montré que la Première Guerre mondiale a été au Grand-Duché un moment central de formation de la nation.

La Première Guerre mondiale et la nation luxembourgeoise

Vincent Artuso a souligné la semaine dernière dans sa chronique que la faim et les privations ont hâté l’achèvement de l’Etat-nation en amenant les ouvriers à revendiquer et obtenir de la part de l’Etat des droits sociaux qui les ont intégrés dans la nation. Voilà ce que les nombreuses recherches depuis les années 1970 sur l’histoire du mouvement ouvrier ont montré. Michel Dormal, spécialiste de l’histoire de la démocratie, montre de son côté dans sa thèse de doctorat, en se basant notamment sur les travaux existants sur la période de la première guerre et de l’immédiat après-guerre, que l’intégration des ouvriers, des paysans et des femmes dans la communauté de droits nationale, notamment à travers le droit de vote et l’inscription de la souveraineté de la nation dans la Constitution, a lieu pendant ces années cruciales.

Michel Dormal établit entre autres deux thèses convaincantes: 1) Pendant et à la fin de la Première Guerre mondiale le principe de la souveraineté de la nation et non du monarque s’impose au Luxembourg. Le peuple, communauté d’égaux, et non plus un monarque indépendant de la société est le souverain. 2) La représentation d’une communauté nationale luxembourgeoise acquiert une importance fondamentale dans le discours politique non pas malgré mais à cause des nombreux conflits et politiques et sociaux de la première guerre. Ces thèses démontent en même temps les vieux mythes de l’historiographie conservatrice sur les liens entre monarchie et nation.

Le politologue nous incite à réfléchir sur la signification historique du conflit entre Marie-Adélaïde et le gouvernement ou le parlement et du reproche de trop grande proximité entre la Grande-Duchesse et le Kaiser. Cela va bien au-delà de l’histoire individuelle et tragique d’une jeune monarque. Nous sommes en fait en 14-18 en présence d’une crise de légitimité de la monarchie. Elle est visible à travers le revirement du parti de la droite catholique sur la question constitutionnelle, plus précisément l’article 32 concernant la puissance souveraine. Jusqu’en 1918, la Droite argumentait que la puissance souveraine ne pouvait émaner de la nation donc du peuple, mais trouvait sa source dans les traités internationaux, donc les grandes puissances qui avaient accordé son indépendance et sa dynastie au pays. Le monarque trônerait au-dessus de la société et des citoyens. Mais, après que la Chambre eut voté par deux fois contre cette conception monarchiste et qu’en novembre 1918 la République fut proclamée en Allemagne et exigée au Luxembourg, les partisans catholiques de la monarchie changent d’avis et adoptent une rhétorique nationale et démocratique pour sauver la monarchie au Luxembourg.

Comme l’a montré Jacques Maas il y a deux semaines dans sa chronique, le gouvernement Reuter annonce le 11 novembre, un jour après la constitution d’un soviet ouvrier et paysan qui demande la proclamation de la République et appelle à une démonstration pour la journée du 11 novembre, l’organisation d’un référendum sur la question de la forme de l’Etat. Le lendemain 12 novembre, le parti de la Droite se déclare d’accord avec la formule constitutionnelle „La puissance souveraine réside dans la nation“. Deux mois plus tard, Marie-Adélaïde abdique. Le 14 juin 1918, la Grande-Duchesse avait encore proclamé que le principe de la souveraineté de la nation „est en contradiction avec les traités garantissant l’existence du Grand-Duché et, par là, avec l’intérêt bien compris du pays“ (Mémorial n° 31, 14.6.1918, p. 613-615). Le 9 janvier 1919 Marie-Adélaïde déclare lors de son abdication „remettre le sort du Pays entre les mains du peuple luxembourgeois“ pour ainsi „lui permettre de donner à ses institutions librement choisies la base solide qui résulte de la solidarité et de la responsabilité de tous les citoyens“ (Mémorial n° 5, 18.1.1919, p. 65-66).

Comme l’écrit Michel Dormal, l’abdication de Marie-Adélaïde peut d’ailleurs pour cette raison être vue comme une victoire à la Pyrrhus. Premièrement, la Gauche et les républicains perdent leur ennemie préférée. Deuxièmement le vote clair, et donc en quelque sorte le mandat populaire pour la grande-duchesse Charlotte qui lui succède, lors du référendum de septembre 1919, permet à la Droite de renverser l’argumentation. Maintenant ce sont les républicains, qui avaient défendu la souveraineté de la nation bien avant les monarchistes, qui sont présentés comme ennemis de la volonté du peuple, de la démocratie et donc de la nation luxembourgeoise.

Mais voilà une autre histoire sur laquelle nous reviendrons en détail en 2019, autre moment commémoratif important.

Photo: La Ville haute de Luxembourg, avec ses institutions, ses bâtiments et ses places publiques a été pendant et immédiatement après la Première Guerre mondiale le théâtre de conflits, de débats et de luttes politiques qui ont contribué à la formation de la nation luxembourgeoise. Vue aérienne du centre de Luxembourg-ville, prise par l’armée américaine le 7 mars 1919. (Collection Serge Kugener)