Année 1984. Alors que Prince cartonne avec „Purple Rain“ et Madonna avec „Like A Virgin“, Marvin Gaye meurt, assassiné par son père. Le rock n’est plus tout à fait jeune; il passe le cap de la trentaine. Une nouvelle culture gagne en popularité: le hip-hop. 1984 est une année charnière pour ce mouvement. Run-DMC sort son premier album éponyme et Whodini, le funk futuriste „Escape“. Roxanne Shanté, à 14 ans seulement, balance sa diss track „Roxanne’s Revenge“; le Billboard la qualifiera de „première femme star du hip-hop“. Rick Rubin et Russell Simmons créent le label Def Jam. Le breakdance fait ses premiers pas (de danse) sur grand écran via le film „Beat Street“ de Stan Lathan. Les photographes Martha Cooper et Henry Chalfant publient „Subway Art“, un livre qui retrace l’histoire du graffiti. Dizzee Rascal naît.
Comme Roxanne Shanté, Dylan Mills de son vrai nom est précoce puisqu’il sort „I Luv U“ à l’âge de 16 ans, un morceau qui – une fois retravaillé – devient son single de présentation en 2003. Parallèlement sort „Boy In Da Corner“, un disque marquant autant qu’un manifeste d’un nouveau genre, car, si au début du nouveau siècle, le rap est en pleine forme, Rascal s’affranchit du classique pour défricher le terrain du grime. Son dernier EP en date, paru l’an dernier, est intitulé „I Invented Grime“: il s’agit d’un rappel des faits, discutable, ou d’un constat de lucidité? D’autres MC ouvrent la brèche, tels que Wiley, Skepta, Kano, ou le collectif So Solid Crew. Il y aurait là de quoi y voir, de la part de Dizzee Rascal, un éclat d’ego trip, soit un exercice de style relié au rap, toujours est-il que „Crime“, sortie en 2000, serait la première chanson grime. Pile-poil vingt ans plus tard, dans „E3AF“, en plus de mentionner ses origines ghanéennes et nigérianes dans le „AF“ d’„Afrique“, le rappeur replace ce style sur la carte: „E3“ n’est autre que le code postal de l’est de Londres où le grime et lui-même ont grandi.
Le point commun entre les rappeurs précités, c’est qu’ils sont tous britanniques. Le Royaume-Uni compte aussi des rappeuses comme Lava La Rue ou Flohio, mais bien avant, au début du nouveau siècle, il y a Mike Skinner, soit The Streets, et ses histoires de rue insolites à l’arrière-goût aigre-doux, musicalement entre le UK garage et le rap, ou le duo Audio Bullys, peut-être plus rangé dans le rayon électro, avec son logo en forme de tag (à écouter: „Somewhere In The Middle“, „The Tyson Shuffle“, „I Won’t Let You Down“, „I Love You“ …). Le grime propulse le rap autre part. Mykaell Riley, directeur de l’unité de recherche sur la musique noire à l’université de Westminster, affirme que le genre défie la musique contemporaine dans son esthétique de production, dans son approche lyrique et dans son éthique de performance. Certains le comparent carrément au punk en tant que soubresaut culturel.
Vétéran du grime et pop star
Mais, au fait, c’est quoi le grime? S’il fallait faire une analogie avec le punk qui, d’un coup, tranche avec l’atmosphère planante du prog-rock, le grime secoue le cloud rap. Le flow virevolte, à cheval entre le rap et le dancehall, la rythmique renvoie au speed garage, au 2-step, à la jungle, puisque le breakbeat avance en moyenne à 140 BPM. Cette vélocité colle à l’ère du temps où la vie défile en accéléré (surinformation, swip, zapping …), et puis il y a de l’échantillonnage de sons de jeux vidéo et de téléphone. La scansion déménage comme si Rascal avait un train à prendre, et le paysage est dark urbain. Quant à la voix, ce n’est pas qu’elle ressemble à un robot – contrairement aux délires synthétiques de Whodini – mais à une intelligence artificielle. On croirait Dizzee sous l’influence d’amphétamines ou autres vitamines, pourtant, dans l’un de ses hits, „Bassline Junkie“, le rappeur clame qu’il n’a pas besoin de speed, d’héroïne ou de cocaïne, mais d’une basse lourde et crade.
Car oui, en argot anglais, „grime“ signifie „crasseux“. Le flow dans le grime donne l’impression d’une capacité d’adaptation sans limites. Savoir poser sa voix sur un beat aussi rapide avec l’art et la manière signifie qu’il est possible de l’intercaler partout, en considérant même que le reste représente, au fond, une cour de récréation pour le souffle. Alors Dizzee Rascal, après avoir œuvré dans un style radical, s’offre des tubes pop avec des stars comme Robbie Williams („Going Crazy“) ou Shakira („Loca“). Pour le reste, depuis vingt-cinq ans déjà, pour reprendre les effets looping du grime, il y a, dans son parcours, un paquet de montées (la crête serait „Maths + English“, en 2007) et quelques creux („The Fifth“, en 2013). L’année dernière, „Don’t Take It Personal“ (2024) effectuait un surpuissant retour au grime, alors qu’on pouvait penser que Rascal était arrivé au sommet de ces montagnes, qu’il a lui-même échafaudées. Enfin, il ne faut pas oublier l’excellent „Dance Wiv Me“ avec Calvin Harris, lui qui, en 2007, intitulait son premier album „I Created Disco“, un titre bien plus ironique que celui du EP de Dizzee Rascal, puisque ce dernier a inventé le grime.
De Maart
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können