L’histoire du temps présentLes cent ans de la Chambre des salariés: „Sous le haut patronage de nous-mêmes“

L’histoire du temps présent / Les cent ans de la Chambre des salariés: „Sous le haut patronage de nous-mêmes“
Lily Becker s’adresse aux manifestants réunis Place Guillaume, le 13 août 1919 Photo: Archives CSL

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La CSL vient de fêter son centenaire (1924-2024) le 25 janvier de façon à la fois solennelle et festive lors de sa séance académique au European Convention Center où le Grand-Duc, le monde syndical et politique luxembourgeois, le personnel de l’institution, des historiens et artistes – acteurs et musiciens – étaient réunis pour la célébrer.

Les cent ans d’histoire de la Chambre des salariés et de ses prédécesseurs – la Chambre de travail et la Chambre des employés privés – accompagnent cent ans de combats économiques et sociaux. Ils représentent également cent ans d’analyses, de force de propositions et de conquêtes sociales pour l’amélioration des conditions de vie et de travail des ouvriers, employés privés, puis salariés. L’action de la CSL a contribué au succès actuel du Luxembourg comme bassin d’emploi de la Grande Région. Initiatrice de réflexions, d’avis et de propositions de loi avant-gardistes sur les problématiques affectant la société, la Chambre des salariés est devenue un acteur essentiel du modèle social et de la démocratie luxembourgeoise.

L’occasion nous est ainsi donnée de retracer le chemin parcouru par cette institution qui a gagné, parfois de haute lutte, cette reconnaissance officielle manifestée de manière si éclatante jeudi dernier.

Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’idée même de la création d’une Chambre de travail non paritaire (et non patronale, à l’inverse des autres Chambres professionnelles répandues dans de nombreux pays) est originale et n’a été établie que de façon confidentielle à l’échelle européenne. Outre le Luxembourg, des Chambres de travail sont mises en place en Autriche, à Vienne en particulier, et dans les deux plus petits Lands d’Allemagne, la Sarre et Brême, avec cependant des différences notables de moyens et d’implication de ces Chambres dans la confection des „avis“ sur les projets de loi dans les domaines économiques et sociaux et dans l’usage d’un droit d’initiative parlementaire.

L’origine de la création d’une Chambre de travail et d’une Chambre des employés privés s’inscrit donc dans le contexte si particulier de la Première Guerre mondiale, dans un Luxembourg neutre, mais occupé militairement par l’Allemagne. La neutralité du Luxembourg ne l’épargne pas des problèmes de ravitaillement qui aboutissent, en 1917, à la grève syndicalement unifiée qui est réprimée par les soldats allemands. La première revendication d’une Chambre salariale (que les syndicats libres voulaient unique pour tous les salariés de droit privé) émerge après l’établissement en 1918 d’un „Sonderausschuss“, ou comité pour les intérêts des ouvriers (couplé à une commission pour les intérêts, cette fois-ci, des employés privés).

Même si la journée de huit heures est instaurée en décembre 1918, la cherté de la vie pousse la population à manifester à Luxembourg-ville le 13 août 1919, non loin de la Chambre des Députés, afin de réclamer une allocation et de nouvelles mesures sociales. Des personnalités futures de la Chambre de travail, telles Lily Becker qui en sera la première secrétaire, s’y révèlent. C’est dans ce contexte tendu que démarrent les débats parlementaires pour la mise en place de la loi Jacoby, c’est-à-dire d’une „Chambre de travail à base élective“. Ils se font le relai de ce qui s’est passé dans la rue.

Deux projets concurrents

L’opposition entre le socialiste Michel Welter et le dirigeant du parti de la droite Pierre Dupong révèle des projets concurrents entre une Chambre salariale, véritable „Parlement du travail“ ou „Conseil du travail“, qui produirait les lois dans les domaines économiques et sociaux, voulue par les socialistes, et une „instance soustraite à l’influence politique“, „professionnelle“2 , purement consultative, voulue par le parti de la droite. Votée en 1920, la loi Jacoby n’est jamais appliquée, du fait de la difficulté à dresser la liste des électeurs.

Quelques mois plus tard, la „Grande grève“ éclate en mars 1921. Cette grève de trois semaines dans toutes les usines et les mines demeure le conflit le plus dur jamais vécu au Luxembourg. Sa répression par les forces de l’ordre luxembourgeoises et françaises constitue une rupture dans l’histoire sociale du pays. Elle révèle l’urgence de la mise en place d’instances de conciliation, d’une culture de négociation et de réformes qui apparaît comme l’unique alternative possible aux syndicalistes défaits, condamnés à des amendes et placés sur liste noire.

Les débats parlementaires, à nouveau relancés sur la mise en exercice d’une Chambre de travail, entament l’enthousiasme des socialistes qui voient la création de deux Chambres salariales au lieu d’une, séparant les ouvriers, les „cols bleus“, des employés privés, les „cols blancs“ – avantagés – et la victoire du Parti de la droite qui réussit à imposer le modèle de Chambres salariales consultatives qui pourraient „prendre aux revendications professionnelles beaucoup de leur assiduité et de leur venin.“3

La loi du 4 avril 1924 portant création des chambres professionnelles à base élective
La loi du 4 avril 1924 portant création des chambres professionnelles à base élective

La loi du 4 avril 1924 portant création des Chambres professionnelles (Chambre de travail, Chambre des employés privés – y compris les cheminots, Chambre des artisans, Chambre d’agriculture, en plus de la Chambre de commerce plus ancienne) est donc à la fois louée par les partisans du parti de la droite et contestée par les socialistes qui y voient un contournement du droit d’association qui n’est pas pleinement garanti du fait de l’article 310 du Code pénal interdisant les rassemblements près des entreprises.

Or, la Chambre de travail et la Chambre des employés privés sont vite réappropriées par les syndicats dont ils deviendront „le bras long“, dans le sillage des premières élections sociales de 1925.

Les Chambres professionnelles se mettent en place dans des conditions difficiles, où tout est à construire tandis que l’État-providence luxembourgeois est balbutiant, sans encore parler d’État social. Nous retrouvons Lily Becker: „Von Nachschlagmaterial war nichts vorhanden, keine Dokumentation über wirtschaftliche oder technische Probleme wie sie sich den Berufskammern oft stellen, man stand einfach vor dem Nichts. Es war unmöglich Gutachten von Sachverständigen einzuholen, da es an Geld fehlte wie auch an Sachverständigen, die aus der Sicht der Arbeiterkammer ihre Vorschläge und Bemerkungen hätten erstellen können.“4

Constituante de la Chambre des employés privés 1929-1933 avec, au milieu au premier rang de gauche à droite, Alex Werné, Maisy Even et Michel Hack
Constituante de la Chambre des employés privés 1929-1933 avec, au milieu au premier rang de gauche à droite, Alex Werné, Maisy Even et Michel Hack Photo: Archives CSL

Le bras long des syndicats

Malgré ces débuts complexes, une élite syndicale dont les pères fondateurs de ces Chambres salariales (Léon Weirich et Barthélemy Barbel pour la Chambre de travail, Michel Hack et Alex Werné pour la Chambre des employés privés) et deux femmes secrétaires au rôle important, Lily Becker et Maisy Even, se forme au fonctionnement de ces instances étatiques participant au processus législatif depuis les syndicats jusqu’à la Chambre des Députés. Les premiers travaux portent sur la protection des travailleurs, sur l’introduction du congé payé, ainsi que sur la négociation des conventions collectives.

Les mouvements sociaux de 1936-1937 aboutissent à un bilan social encore plus conséquent concernant l’assurance accident, la Sécurité sociale, l’augmentation et l’indexation automatique des salaires, le salaire minimum, la revendication d’une justice fiscale et d’une politique de logement social et l’abrogation de l’article 310 du Code pénal. Un Conseil national du travail, organe d’arbitrage composé de deux représentants du patronat et des syndicats sous la présidence d’un délégué du gouvernement, est créé, les premières conventions collectives dans les usines et les mines sont conclues.

L’occupation nazie désorganise le travail des Chambres salariales dont certains dirigeants sont déportés comme Léon Weirich, assassiné à Dachau en 1942, ou Alex Werné, déporté à Hinzert, Natzweiler et Dachau, alors que Michel Hack meurt à Bettembourg avec sa famille, victime de bombardements alliés en mai 1944. En pleine guerre, en s’appuyant sur le Plan Beveridge, Pierre Krier, leader syndical devenu Ministre du travail en 1937, puis ministre du gouvernement en exil, redéfinit l’État-providence luxembourgeois et ouvre la voie à l’établissement d’un État social avec l’introduction d’allocations familiales, d’assurances contre les grands risques et la revendication de la semaine de 40 heures.

La construction européenne, le tournant des années 1975-1985, la tertiarisation avec notamment la financiarisation de l’économie luxembourgeoise, la crise sidérurgique et la création de la Tripartite de 1977 constituent d’autres moments charnières et participent à la transformation du Luxembourg, y compris au niveau du dialogue social.

Malgré un contexte économique complexe et tendu, les Chambres salariales encouragent le vote de plusieurs lois concernant les femmes, les assurances sociales ou encore permettant l’indexation généralisée des salaires.

Les années 1990-2000 sont marquées par l’obtention du droit de vote aux élections sociales par les étrangers résidents frontaliers qui, pourtant, payaient des cotisations dès 1926, et par le développement du pouvoir culturel de ces Chambres, tant au niveau de la formation syndicale pour la Chambre de travail qu’à celui de la formation continue pour la Chambre des employés privés.

Statut unique

Au milieu des années 2000, en plein ralentissement économique et accélération du chômage, un accord global est conclu en 2006 avec le Comité de coordination tripartite pour compenser une indexation salariale jugée insatisfaisante. Il en découle le projet de loi puis le vote de la loi, le 13 mai 2008, du statut unique, réalisant finalement, sans que rien ne soit acquis au moment des négociations de l’époque, cette Chambre salariale ou „Parlement du travail“ unique et non advenue en 1920/1924.

À la même époque, le rapport Fontagné est soumis à un rapport critique de la part de la Chambre des employés privés, marquant le début de l’ère du développement de l’expertise de ces Chambres. En plus d’être un des temples de l’avis, la CSL est devenue un laboratoire d’idées servant de „think tank“ aux syndicats.

Depuis l’obtention du statut unique, la CSL redonne en effet, en moyens et en analyses, un poids supplémentaire aux syndicats dans les négociations, et contribue, parfois indirectement et en amont du processus, à l’omniprésence et au renforcement des organisations syndicales dans toutes les réunions „macro“ de l’État luxembourgeois.

En outre, l’aspect démocratique de cette institution lui confère l’avantage de représenter tous les salariés, les apprentis, ainsi que les retraités depuis 2008 et les demandeurs d’emploi depuis 2023. Les élections sociales, qui ont lieu tous les cinq ans, même si elles sont sujettes à de forts taux d’abstention, concernent plus de 600.000 personnes au Luxembourg et dans la Grande Région, voire au-delà.

Entre le groupe de réflexion clairement engagé pour le progrès social et la neutralité institutionnelle d’une administration qui sert des syndicats de différentes tendances politiques, la Chambre des salariés génère une ouverture d’analyse aux problématiques du monde en général, et du monde du travail en particulier, s’intéressant au sort des frontaliers, à l’Europe, à la coopération avec différents pays voisins.

Les multiples conférences, ateliers, blogs, la diffusion et communication de ses activités sur les réseaux sociaux, sa relation avec les écoles du secondaire et le monde universitaire, le relais de ses actions dans la presse, la font connaître dernièrement davantage auprès du grand public. Son nouveau blog socio-économique, au nom évocateur d’ „Improof“ demande à des conseillers, experts et contributeurs d’intervenir sur des sujets actuels.

Les nouveaux enjeux du XXIᵉ siècle tels que la transition écologique, le bien-être des travailleurs, la dernière pandémie, mais encore le creusement des inégalités aux nombreuses incidences, notamment sur les travailleurs pauvres, qui traversent la société luxembourgeoise ont besoin de la force d’analyse d’une CSL. En 2019, le nouveau bâtiment du LLLC participe au renforcement de cette institution, grâce au développement de nouvelles formations. Sa fresque murale, „Sous le haut patronage de nous-mêmes“, marque d’indépendance, rappelle cette réappropriation collective des combats sociaux autour de la formation offerte pour tous les salariés.

À l’opposé du discours néo-libéral des dernières décennies, l’expertise et les propositions de la CSL soulignent qu’il est à la fois possible et urgent de mettre l’économie et les finances au service des êtres humains et non le contraire.

L’inscription récente des Chambres professionnelles dans la Constitution révisée du Grand-Duché de Luxembourg de 2023 marque symboliquement le couronnement d’une œuvre centenaire.

Pour le détail de l’historique de la Chambre des salariés, lire l’ouvrage qui vient d’être publié: Estelle Berthereau/Denis Scuto, Le Parlement du travail. Histoire de la Chambre des salariés du Luxembourg (1924-2024) – 100 ans au cœur du modèle social luxembourgeois, Luxembourg, Chambre des salariés, 2024, 280 p.


1 Michel Welter, Comptes rendus des séances à la Chambre des Députés, le 5 mai 1920.

2 Pierre Dupong, Comptes rendus des séances à la Chambre des Députés, le 5 mai 1920.

3 Pierre Dupong, Comptes rendus des séances à la Chambre des Députés, 11 janvier 1922.

4 Krier-Becker Lily, „Der Anfang war schwer“, dans Cinquantenaire de la Chambre de travail du Luxembourg, Esch-sur-Alzette, 1974, p. 15 et 16.