Tageblatt: Depuis quand avez-vous pensé à „Aïcha“?
Mehdi M. Barsaoui: Pendant la promotion du film „Un fils“ (2019), j’ai entendu parler d’un fait divers où une fille qui a miraculeusement survécu à un accident de bus a décidé de tester l’amour de ses parents et de feindre sa propre mort. Elle a demandé à sa meilleure amie d’appeler les parents pour leur annoncer la mort de leur fille. Et, dans la vraie vie, cette mauvaise blague n’a tenu que trois ou quatre heures. J’ai trouvé cet acte-là à la fois fascinant, courageux mais totalement désespéré de pouvoir infliger à ces parents une telle blessure, une telle douleur alors que je n’étais pas encore père à cette époque-là. Je me suis dit pourquoi, nous Tunisiens, on en arrive là.
Pourquoi „Nous Tunisiens“?
Cet acte part d’un contexte local parce que la fille est tunisienne. Je me suis demandé pourquoi faut-il mourir avant de pouvoir vivre, avant d’exister aux yeux des autres? A cette époque-là, je n’étais pas conscient que cette histoire allait être le sujet de mon deuxième long métrage jusqu’à ce que, justement quelques mois plus tard, j’apprenne que ma femme et moi allions devenir parents d’une petite fille. J’ai tout de suite pensé à ce père de la fille dans la vraie vie à qui on avait annoncé que sa fille était morte. Je me suis dit: Et si un jour ma fille me faisait la même chose? C’est ainsi que j’ai commencé à véritablement écrire le scénario. Après, je me suis complètement éloigné du fait divers d’origine. Ce qui m’intéressait, c’était ce simulacre, cette pulsion, ce désir de vie. Je me suis plus focalisé sur le côté socio-anthropo-religieux de la chose. Car les morts, quand ils meurent, ils deviennent sacrés. Ils sont un petit peu absous de tous leurs péchés, du moins dans la culture musulmane. Il ne faut pas toucher à l’image ou à la réputation du mort. On doit le préserver pour que le jour où il rencontrera son seigneur, il sera totalement blanc. Quoi de mieux que la mort pour devenir pur. Cette fille-là qui meurt, elle devient une sainte.
Je pense que ,Aïcha‘ est un bel exemple de réussite dans le sens où le film dénonce le régime et qu’il est soutenu par l’Etat. N’est-ce pas cela la démocratie?
Le simulacre de mort aurait-il le même impact ailleurs?
Il est faisable partout dans le monde mais il n’est pas le même des deux rives de la méditerranée. Usurper sa propre mort donne du courage à Aïcha à affronter ses parents dans la vraie vie. Cette fausse mort lui permet de s’affranchir. Cet accident est une chance pour elle, il sera la plus belle chose qui ne lui soit jamais arrivée. Dans cette pulsion de vie, elle décide de saisir cette chance mais elle ne réalise pas l’impact et l’onde de choc qu’elle va créer autour d’elle. Cela se passe quand même dans la Tunisie d’aujourd’hui.
Vous avez attendu treize ans pour réaliser votre film, après le Printemps arabe.
Le Printemps arabe représente une véritable transformation sociétale mais surtout politique. En 2011, j’avais 27 ans et je n’avais aucune conscience politique. J’étais citoyen de seconde zone dans mon propre pays. C’est ce que l’ancien président Ben Ali avait créé: tuer en nous toute velléité politique, tout espoir parce que ça lui permettait cette dictature de se mettre en place et de se déployer. En 2011, le Printemps arabe nous a permis de nous réapproprier la république, notre pays, notre conscience politique. Depuis 2011, la vie des Tunisiens a profondément changé. Les acquis sont une énorme réussite. Après, ce n’est pas très beau ce qui se passe en Tunisie comme partout ailleurs. Le combat reste encore long pour une véritable démocratie mais je pense que „Aïcha“ est un bel exemple de réussite dans le sens où le film dénonce le régime et qu’il est soutenu par l’Etat. N’est-ce pas cela la démocratie?
Vous voulez dire qu’avant 2011 vous n’auriez pas pu faire ce film?
J’aurais été en taule. Avant 2011, ce film-là n’aurait jamais pu voir le jour. Je dirais même qu’il n’aurait jamais pu être écrit. Il serait auto-censuré. Le film dénonce quand même quelque chose de très dur: le patriarcat manifeste ou souterrain.
Pourquoi l’homme moderne a-t-il besoin de rabaisser la femme afin de se sentir fort? Franchement je ne comprends pas. J’ai un rapport égalitaire, qui est sain. Je le dois probablement à ma mère qui m’a éduqué avec la conscience très forte qu’un homme et une femme étaient égaux par nature.
Mais, justement, qu’est-ce qui a changé en faveur de la femme aujourd’hui?
Je peux le dire fièrement: la Tunisienne est la femme arabe la plus moderne. Grâce à Bourguiba, elle a eu le droit de vote avant certaines femmes européennes. Même chose pour l’avortement, le divorce. Après, il y a toujours des tentatives de régression, pas seulement en Tunisie. La femme reste une cible. On voit ce qui se passe aussi aux Etats-Unis. On assiste à une régression. Pourquoi l’homme moderne a-t-il besoin de rabaisser la femme afin de se sentir fort? Franchement je ne comprends pas. J’ai un rapport égalitaire, qui est sain. Je le dois probablement à ma mère qui m’a éduqué avec la conscience très forte qu’un homme et une femme étaient égaux par nature. Et j’ai grandi avec ça, y compris toute une génération de Tunisiens. Loin d’être minoritaire, ma mère représente véritablement le fruit du „bourguibaisme“.
Inspiré de faits réels
Récompensé du prix du Meilleur film méditerranéen de la Mostra de Venise en 2024, „Aïcha“ est inspiré de faits réels. Mehdi M. Barsaoui suit Aya, qui doit faire vivre ses parents depuis l’âge de 14 ans. Elle va se faire passer pour morte dans un accident de la route. Quittant la région de Tozeur pour Tunis, elle se retrouve mêlée à une bavure policière dans une boîte de nuit. Aya/Aïcha est prise en étau entre la police et la famille de la victime de la violence des policiers. Au-delà du récit social, Mehdi M. Barsaoui entremêle l’intime et le politique, à travers le portrait de femmes en quête de liberté dans la Tunisie d’aujourd’hui.
Comment expliquez-vous cette régression?
La Tunisie vit un clivage dans le sens où elle continue de se chercher une identité parce qu’elle est à la fois occidentale et orientale. C’est une Tunisie qui est plurielle, multiple, à la fois conservatrice, religieuse et hyper libérale, hyper moderne. Tout cela s’entrechoque. Des régressions surgissent puis la modernité reprend le dessus. La modernité est un concept très vague, pluriel. La Tunisie a été un des premiers pays à abolir l’esclavage. Il y a de quoi être fier même si ce n’est pas très beau ce qui se passe de nos jours. Le jour où ma fille verra mon film, je lui dirai que je veux lui léguer une société où on ne tait ni les maux ni les mots, où il faut être libre de pouvoir parler, de se positionner, d’aspirer à ses rêves et de pouvoir les concrétiser. Je pense que ces valeurs sont importantes.
On a du mal à penser que cette femme-là existe encore aujourd’hui.
Aïcha est représentative de la femme tunisienne „moyenne“. Le chemin est long mais „Aïcha“ est un film sur l’affranchissement. Je préfère ce mot à celui d’émancipation parce que c’est une personne qui s’affranchit un petit peu de tous les dogmes qui pèsent sur ses épaules, qu’ils soient religieux, sociaux, familiaux, professionnels. Finalement, elle décide d’être égoïste. Pour cette femme-là, le véritable affranchissement, c’est de pouvoir véritablement penser à elle – même indépendamment de ce que cela va lui coûter. „Aïcha“ est le portrait de différentes femmes qui veulent s’affranchir, qui n’aspirent qu’à être libres de leur corps, de leurs faits et gestes, de leurs paroles. C’est un petit peu une radioscopie du pays.
Si les femmes ont plus de pouvoir, cela voudrait dire que les hommes en ont moins?
Ils risquent de le perdre même. Je veux que les hommes aient moins de pouvoir pour que les femmes en aient plus de telle sorte que, finalement, on aspire à une véritable société égalitaire. Il y en a assez de la pseudo-égalité qui en fin de compte ne l’est pas. Et on revient toujours à une société patriarcale mais pas seulement dans le monde arabe. Des lois régies par les hommes existent partout. Je pense qu’il est temps qu’on mixe tout ça. Et le film peut y contribuer, j’espère.
En salles au Luxembourg depuis le 21 mai 2025.
De Maart
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können