Avec le décès de Jean Rhein, début août, une lumière vient de s’éteindre et depuis c’est comme si nous avancions à tâtons, plongés dans la pénombre de la médiocrité ambiante.
De Guillaume van Hulle
„Faire mon deuil“ d’une personne aussi attachante et intelligente, voire unique que Jean Rhein, au-delà de l’expression en elle-même, à laquelle j’ai toujours autant de mal à m’habituer, me paraît pour l’instant comme quelque chose d’inconcevable, voire d’indécent.
Jean, dont j’ai fait la connaissance il y a dix ans en arrière, je voulais me contenter de continuer à le porter tout simplement dans mon cœur, bien au-delà du temps généralement imparti au deuil et ne pas trop m’épancher sur les sentiments amicaux et de très grande sympathie que je pouvais ressentir pour lui. Mais comme on m’a demandé de lui rendre hommage et tout en m’étant fait prier, allons-y …!
En laissant à d’autres le soin d’énumérer les diplômes et autres titres de gloire de cet érudit jamais ennuyeux, profondément humain, mais pouvant manquer comme tant d’autres intellectuels de sens pratique, loin de vouloir m’approprier à moi tout seul ce personnage si attachant aux multiples facettes, avec son petit sourire à la fois si bienveillant et un brin narquois. Je m’efforcerai de mon mieux de perpétuer son souvenir à travers le portrait forcément subjectif qu’il m’est donné de dresser de lui.
Je fis la connaissance de Jean par le biais de sa rubrique „Luxemburgensia“ paraissant quotidiennement au journal du même nom et dont une idée serait maintenant d’en faire un recueil à base de morceaux choisis … Une chronique traitant certes du pays, mais rédigée en français dans laquelle en tant que journaliste luxembourgeois dans un journal français, il s’employa inlassablement à renouer les liens quelque peu distendus des luxembourgeois avec la langue française un peu partout sur le déclin et supplantée par l’anglais, tout en parvenant grâce à ce tour de passe-passe, c’est-à-dire en faisant d’une pierre deux coups, à intéresser nos amis français, voire francophones à la grande et petite histoire du Luxembourg!
Ce ne fut pas là son moindre mérite et il était de ce fait presque inévitable que cette démarche qui nous était commune et cette francophilie partagée allaient nous faire nous rencontrer tout naturellement. Si les bases de son français, il les avait comme tout un chacun acquises au lycée d’Esch, ce fut seulement au retour de l’austère Berlin-Est et une fois ses hautes études en Economie achevées, qu’il put songer à se perfectionner en français lors de ses longs séjours à Paris.
A l’époque Jean eut l’honneur et la chance de parvenir à rentrer dans des cercles d’intellectuels progressistes et d’y rencontrer d’éminents hommes politiques de la gauche socialiste tel l’ancien ministre de la Culture Jack Lang. Jean avait beau être un célibataire endurci, ce ne fut pas pour autant un solitaire. Pouvant se montrer très ouvert, sociable et plein d’esprit tout en gardant sa part d’ombre et ses secrets, il n’avait aucun mal à aller à la rencontre de ses contemporains et à s’intéresser aux gens pour les besoins de son travail et en dehors, tout en restant sur ses gardes, encourageant du reste les jeunes journalistes français de sa rédaction à en faire autant et d’aller sur le terrain!
Alors que d’autres buvaient ses paroles en trinquant avec lui jusqu’à tard le soir en parlant politique et en refaisant le petit monde local dans les tavernes autour d’une ou plusieurs bières Battin, on conversait nous sur bien d’autres sujets plus légers. Si on n’évoquait pas non plus ou si peu son expérience en tant qu’enseignant en „Eco“ à L’ECG sept ans durant, c’est que tous les deux on avait donné …!
L’humour, les bons mots, de préférence subversifs et le deuxième degré, mais plus sérieusement aussi, la préférence pour la République, la presse locale et les auteurs du pays, furent autant de sujets qui nous rapprochaient et nous firent fraterniser. Ce fut là plutôt, façon de parler, du moins en ce qui me concerne „notre tasse de thé“.
Notre „compatibilité d’humour“ nous fit passer quelques bons moments et oublier nos emmerdements! Des anecdotes à raconter il y en a plein, tel ce jour en nous désolant de la fermeture du café Diva, très décidés à faire de la résistance, nous nous installions tous les deux comme si de rien n’était pour un petit „déj“ improvisé sur la terrasse fermée et désaffectée autour d’un guéridon et sur deux chaises en plastique avec nos boissons, que nous avions nous-mêmes apportées. Il fallait voir la tête des passants!
Un de nos seuls points de discorde fut l’ordinateur, les tablettes, le monde digital et tout ce qui va avec. Alors que j’abhorre ces nouvelles technologies au même titre qu’un végan pourrait détester le carné, que je continue d’écrire au stylo et qu’un journal pour moi ne peut être fait que de papier de préférence grand format, Jean, lui, ne jurait plus que par ces nouveaux moyens de communication. Je ne compris que sur le tard que ceux-ci lui permirent de se délester des tonnes de paperasses qu’il avait pu entasser au fil des années et sous lesquelles il croulait tout en lui permettant de batailler en les ridiculisant dans ses pages contre les trolls fachos sur les „réseaux asociaux“.
Un jour alors qu’on était partis au cimetière St-Joseph reconnaître la tombe de „papa“ Spoo et d’autres illustres personnages eschois ayant marqué leur époque, Jean se mit soudain à compter avec grand intérêt les rares sépultures qui n’étaient pas ornées d’une croix … mais d’une simple stèle, ceci s’expliquant par le fait que Jean en tant que non-croyant, ancien communiste et franc-maçon (chut…!), bien que mal logé, se devait de ne pas porter le clergé et les cathos dans son cœur. Mais plus méchant dans ses papiers où il pouvait lui arriver de „bouffer du curé“ qu’en réalité, il lui arrivait à l’occasion aussi, jovial comme il était, de les rencontrer et d’échanger.
Dire que Jean fut un très grand amateur de livres est un doux euphémisme. Il en collectionna par centaines en ne cessant de se procurer toutes les nouvelles et anciennes publications se rapportant au pays, voire à la grande région, qu’il se fit un réel plaisir de présenter en avant-première ou bien de les rappeler à travers une mini-biographie de leurs auteurs au bon souvenir des lecteurs. Les livres qui furent sa raison de vivre et lui permirent d’alimenter sa rubrique „Luxemburgensia“. Comme celle-ci lui en réclamait toujours, il m’avait demandé très récemment de bien vouloir lui ramener de Trèves les différents catalogues publiés à l’occasion des expos sur Karl Marx et du bicentenaire de sa naissance. Bien que déjà très amoindri par sa maladie chronique, mais n’ayant rien perdu de ses facultés intellectuelles, il les recensa à tour de rôle pour son journal dans la semaine. Lucide comme il était, il devait sans doute sentir que le temps pressait et qu’il lui était compté.
Mais en revenant en arrière, qu’est ce qui avait bien pu lui prendre pour s’aventurer un jour à jeter tous ses principes antérieurs par-dessus bord et d’aller jouer les apprentis sorciers financiers alors qu’il avait d’autres valeurs? Ne s’y était-il pas dans l’affaire durablement échaudé, voire ruiné y compris sa santé? Cela reste un mystère pour ses amis et fait partie de la zone d’ombre du discret M. Jean, qui tel que je le sentais ne semblait malgré ses énormes qualités humaines pas à une contradiction près!
Toujours est-il que c’est avec un énorme courage que „Jean sans peur“, comme il m’était coutume de l’appeler, vu qu’à maintes reprises on avait abordé le sujet, que le camarade Jean Rhein certes résigné mais fidèle à ses convictions, allait de son pas hésitant mais serein au-devant de l’inéluctable, c’est-à-dire sa fin!
De Maart
R.I.P. Jean, et merci pour l'article!
Merci Guillaume van Hulle fir deen héich intressanten Noruff.