Franz von Hoiningen-Hühne – le baron insaisissable

Franz von Hoiningen-Hühne – le baron insaisissable

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Dans son dernier livre, François Heisbourg se penche sur un personnage singulier, le baron Franz von Hoiningen-Hühne. Ultra-nationaliste, antisémite, membre du parti nazi, cet officier allemand n’en sauva pas moins la vie de centaines de juifs au Luxembourg. Pourtant, bien qu’il ait vécu près d’un demi-siècle dans le Grand-Duché, il n’y a laissé quasiment aucune trace.

De Vincent Artuso

François Heisbourg (prononcez Esse-boure), a un parcours impressionnant. Géopolitologue diplômé de Sciences Po et de l’ENA, il a été le directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, un think tank qui conseille le gouvernement et les grandes entreprises françaises sur les questions de défense et de politique extérieure. Le grand public le connaît aussi en raison de ses interventions régulières dans des émissions de débat et d’actualité.

Au Luxembourg, François Heisbourg (prononcez Haïsse-boueurch) n’est pas non plus un inconnu. Il est le fils de Georges Heisbourg, qui fut l’ambassadeur du Grand-Duché à Washington, Paris, Moscou ou Bonn. Avant d’embrasser cette carrière de diplomate, il avait aussi été un adolescent révolté par l’annexion de son pays par l’Allemagne nazi. En 1941 il s’était installé dans la partie la France qui n’était pas encore occupée et avait fini par rejoindre le maquis.

Un Juste oublié?

Cet épisode est l’un de ceux que François Heisbourg raconte dans son dernier livre: „Cet étrange nazi qui sauva mon père“*. Il s’agit d’une œuvre polymorphe. D’une part, c’est un livre français qui parle d’histoire luxembourgeoise. Cela ne va pas sans erreurs, par exemple lorsque Heisbourg situe à la même époque le recensement/“référendum“ d’octobre 1941 et la destruction du Monument du souvenir (la „Gëlle Fra“), qui a lieu un an plus tôt.

D’un autre côté, il s’agit aussi d’une histoire de famille luxembourgeoise, racontée par un auteur qui jette un regard singulier sur le Grand-Duché, à la fois distant et intime. A propos du milieu dont était issu son père, il écrit: „Mon père […] était un rejeton assez typique de la petite bourgeoisie commerçante de la ville de Luxembourg, peu sujette aux influences marxisantes ou libérales du bassin minier et sidérurgique près de la frontière de la France, porteuse de désordre intellectuel et social aux yeux du ,Luxembourg profond‘. […] Réactionnaire, il l’était mais démocrate aussi et il affichera donc ses sentiments pro-Alliés pendant la drôle de guerre.“

Ce père qui détestait tant les nazis put cependant s’échapper grâce à l’un d’entre eux – le baron Franz von Hoiningen-Hühne, l’“étrange nazi“ du titre. Ce dernier était le chef du service des laissez-passer, une charge particulièrement importante dans un système totalitaire, où n’existait aucune liberté de mouvement.

Le pouvoir de délivrer les Ausweis tant convoités n’as pas seulement amené le baron à venir en aide à Georges Heisbourg, mais aussi à près de 500 des 2.000 juifs piégés au Luxembourg après l’invasion. Cela donne une autre dimension au livre, mémorielle, visant à faire remonter à la surface les actes d’un Juste oublié, dont certains estiment qu’il devrait être honoré à Yad Vashem. Enfin, les tribulations du baron, d’une Guerre mondiale l’autre, tels que Heisbourg a pu les reconstituer, donnent au livre une saveur romanesque.

D’une guerre mondiale à l’autre

Né en Lorraine allemande, où son père possédait des vignobles, Franz von Hoiningen-Hühne était issu d’une vieille lignée prussienne, remontant aux chevaliers teutoniques. Officier durant la Grande Guerre, il fut grièvement blessé au ventre, n’échappant à la mort que de justesse. La défaite fut pour lui d’autant plus amère que les lieux de son enfance étaient cédés à la France. Dans une Allemagne exsangue et humiliée, il se joignit à l’un de ces corps francs qui combattaient la menace „rouge“.

Sa fortune allait pourtant tourner. En 1922, il épousa Marie-Amélie „Mia“ de la Fontaine, héritière de l’une des familles les plus riches et influentes du Luxembourg. Il s’installa dans le pays de son épouse où, à l’exception de quelques années de guerre, il vécut jusqu’à sa mort, en 1973. Le très nationaliste et antisémite baron prussien accueillit l’arrivée au pouvoir de Hitler avec enthousiasme et adhéra au parti nazi. Sa femme fut même trésorière de la section luxembourgeoise du NSDAP.

Favorable au réarmement de son pays, il fit son possible pour réintégrer l’armée et finit par être mobilisé en 1940. En raison de sa connaissance du Grand-Duché, mais aussi de sa blessure au ventre, il se vit confier un poste important, mais purement administratif, au sein des autorités d’occupation.

A l’été 1940, le pouvoir et la popularité de Hitler étaient à leur zénith. C’est cependant à ce moment que le baron prit ses distances avec le régime. Son intervention permit à de nombreux juifs et non-juifs de gagner des territoires plus sûrs. En décembre 1941, au cours d’une soirée arrosée à Paris, il commit l’imprudence de se confier à un autre officier et d’éructer contre le Führer, un incapable qui menait l’Allemagne à sa perte. Dénoncé, il fut condamné à deux ans de prison en avril 1943.

Sa blessure au ventre lui permit de repousser son incarcération un certain temps. Mais après l’échec de la tentative d’assassinat contre Hitler, l’étau se resserra. Hoiningen-Hühne avait fréquenté le cercle des conjurés. En septembre 1944, cet homme de 57 ans s’évada d’un hôpital berlinois pour rejoindre le Luxembourg qui venait juste d’être libéré par les Alliés.

L’insondable silence luxembourgeois

Après une cavale d’une semaine, ayant échappé aux polices du Reich, traversé la Moselle à pied et franchi les lignes américaines, il rentra chez lui.

Mais au final, que nous apprennent ces péripéties sur le baron? Comment le nazi devint-il opposant? Qu’est-ce qui le motiva à venir en aide à des juifs? François Heisbourg tente de percer le mystère. Ce n’est pas chose aisée tant le baron semble s’être faufilé dans des interstices, tout sa vie durant. L’auteur s’est ensuite heurté au silence. Celui de la famille Hoiningen-Hühne d’abord, mais ensuite et surtout l’insondable silence luxembourgeois.

Dans un sens, celui-ci est l’alpha et l’oméga du livre. Il en a compliqué la rédaction mais il en a aussi motivé l’écriture. Heisbourg a commencé à s’intéresser au baron lorsqu’il s’est rendu compte qu’il n’avait jamais entendu parler de lui, alors même qu’il avait grandi à un kilomètre à vol d’oiseau de sa demeure et fréquenté le même monde. Cela n’était pas uniquement dû à la discrétion de Hoiningen-Hühne mais à une culture de l’omerta: „Si l’on s’en tient aux archives luxembourgeoises actuellement accessibles, on peut arriver à la conclusion que Franz von Hoiningen […] a vécu un demi-siècle au Luxembourg sans y laisser d’autres traces documentaires grand-ducales que les données d’état civil, quelques échanges avec le fisc et le registre du cimetière où il est enterré. Le Luxembourg officiel continue apparemment de vivre sa version du passé qui ne passe pas, pour reprendre la formule qu’appliquait Henry Rousso à la France de Vichy il y a déjà quelques dizaines d’années.“

Dans la conclusion de la deuxième partie, l’auteur se fait plus précis dans son diagnostic: „Le problème, c’est que le travail de mémoire est une œuvre collective réalisée par des individus. Les individus sont au rendez-vous mais pas toujours le collectif: Le Luxembourg n’a pas eu de loi sur les archives au sens plein du terme jusqu’en août 2018. L’accès est très en deçà des standards européens. Les services de l’Etat n’ont, par ailleurs, pas vraiment créé l’équivalent des commissions française, néerlandaise ou suisse, qui ont fourni un cadre d’ensemble à la recherche soit sur la dernière guerre mondiale dans son ensemble, soit sur la Shoah.“

La banalité du bien

L’explication de ce silence implacable réside probablement moins dans la honte du passé que dans la volonté d’un microcosme d’en monopoliser le récit. Il ne s’agit pas seulement de dissimuler mais de faire disparaître les preuves. Ce n’est pas tant la volonté de masquer certains faits qui apparaît ici, mais la nécessité de lisser l’histoire. D’en gommer les aspérités. D’en faire un objet de communication et de mémoire. Il faut éviter qu’elle débouche sur des questions, qu’elle fasse débat – du bad buzz. Elle se doit d’être édifiante ou de ne pas être.

Le fait que la représentante d’une grande famille avait été mariée à un officier allemand nazi avant la guerre, qu’elle le soit restée pendant et même après celle-ci; qu’elle ait elle-même exercée un charge au sein du NSDAP, était absolument indicible il y a encore peu. Que cet époux ait pu être à la fois hitlérien et opposant, antisémite et sauveur de juif était tout aussi problématique.

Au final, les quelques traces qu’il reste du baron ne permettent pas à Georges Heisbourg de venir à bout du mystère d’une existence. Il trouve cependant une échappatoire en retournant un concept forgé par Hannah Arendt et en faisant de son livre un rapport sur la „banalité du bien“.

* François Heisbourg, „Cet étrange nazi qui sauva mon père. L’odyssé du baron von Hoiningen“, Stock, Paris, 2019.