Danse contemporaineLa transformation n’est pas linéaire, mais circulaire

Danse contemporaine / La transformation n’est pas linéaire, mais circulaire
Basée au Luxembourg, Anne-Mareike Hess travaille pourtant régulièrement au Prenzlauer Berg à Berlin  Photo: privée

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À Berlin, la chorégraphe et danseuse Anne-Mareike Hess revisite son solo „Warrior“ avant une tournée à Strasbourg puis Taïwan.

Lorsqu’elle est à Berlin, Anne-Mareike Hess passe beaucoup de temps au Dock 11 – un endroit dédié à la danse, situé dans le quartier de Prenzlauer Berg, avec de nombreuses salles de répétitions et des studios où la danseuse et chorégraphe peut donner naissance à ses nouvelles créations. „C’est souvent ici que je travaille sur mes spectacles, à Berlin. Dock 11 soutient mon travail depuis de longues années, depuis 2014.“

Anne-Mareike Hess est née et a grandi à Luxembourg. Elle y réside toujours, s’y produit régulièrement et contribue à la scène culturelle depuis de nombreuses années, mais le fait de pouvoir vivre et travailler une partie de l’année à Berlin lui apporte un équilibre: „La vie ici peut être très précaire, mais aussi très inspirante. Il se passe toujours beaucoup de choses, un grand nombre d’idées s’y entrechoquent. On le voit en ce moment avec les différents conflits qui sévissent dans le monde et que l’on ressent de façon particulièrement forte ici. C’est très intense. Parfois je me sens même submergée par le nombre de problèmes politiques et culturels. Je me pose aussi des questions quant au futur, étant donné la constante montée de la droite, ou la façon dont le conflit israélo-palestinien est abordé ici. Tout cela a de profondes répercussions. Même dans la bulle du monde de la danse où je vis, les gens sont extrêmement activistes et investis, les débats sont houleux, c’est très fort.“

En ce printemps 2024, Anne-Mareike Hess reprend son solo „Warrior“, pour le présenter à Strasbourg puis Taïwan. „Je revisite la pièce. Cela va au-delà de travailler les pas, je replonge dans le personnage. C’est un solo qui compte pour moi. Je l’ai créé dans un élan de forte réaction physique, après le décès d’un proche, mais c’était aussi le moment où Trump allait être élu, où les manifestations Black Lives Matter avaient lieu. Et aujourd’hui que je reprends le solo, on se retrouve dans une situation similaire: les élections aux États-Unis approchent, il y a le conflit israélo-palestinien, on se sent à nouveau submergé. Alors me rendre au studio pour retrouver ce personnage de „Warrior“, qui est très drôle, très irritant, qui prend beaucoup de place, qui fait beaucoup de bruit, qui crache, qui est très différent de la personne que je suis en privé, tout cela me donne un sentiment de puissance. J’en ai fait l’expérience lorsque j’étais en tournée avec ce solo, les gens étaient à la fois dégoûtés et enthousiasmés par le personnage. Mais il y a aussi quelque chose de ridicule dans ces stéréotypes de guerriers masculins. On peut se demander pourquoi nous avons besoin de ces pantomimes, de ces figures de sauveurs.“

Trilogie revisitée, façon ludique

En plus de la nouvelle tournée de „Warrior“, Anne-Mareike Hess a été conviée par le Centre national de littérature à participer à la série de publications „Choreographical Talks“: „Ils invitent des chorégraphes, auteurs, dramaturges et leur donnent une sorte de carte blanche. J’ai choisi de revisiter les trois pièces de ma trilogie „Warrior“-„Dreamer“-„Weaver“, mais de manière plus ludique, pour y réfléchir comme à une nouvelle création. J’ai écrit un monologue pour chacun des trois personnages, en accord avec leur tempérament. Ça a été un vrai défi, mais c’est aussi très amusant. J’ai travaillé avec un metteur en scène et on a inventé différents formats. J’ai également invité un artiste de bande dessinée et on a commencé une série autour de ces trois personnages. La série est fondée sur mes pièces, mais a sa propre histoire. Le premier épisode va être publié dans „Choreographical Talks“ et continuera sur le site. J’aime travailler avec ce que j’ai et l’offrir à d’autres contextes, d’autres personnes, voir comment elles le développent ensuite. Quand je crée, cela sort de mes tripes. Il y a tant d’émotions, d’efforts, de souffrances aussi, qui passent dans les créations. Parfois, on ne sait pas si les œuvres rencontrent vraiment le public, si elles le touchent. Le fait d’offrir le travail à d’autres formes et collaborations peut être un chemin supplémentaire et enrichissant.“

À la question de savoir combien il a pu être éprouvant d’incarner dans sa chair, à travers la danse, les thématiques de la violence de genre et du traumatisme intergénérationnel lors de son travail sur la trilogie, Hess répond: „Il est vrai que c’est un défi, car je suis à la fois l’autrice et l’interprète. J’aime vraiment interpréter, c’est pourquoi je fais ce choix. Et puis les œuvres trouvent leur source dans ma vie personnelle avant de s’ouvrir à des sujets plus généraux et peut-être plus universels, j’ai donc le sentiment de devoir les interpréter avec mon propre corps pour pouvoir découvrir ce que je veux vraiment partager ou dire. Parfois, quand je commence une création, cela ne m’apparaît pas toujours clairement. Je travaille beaucoup, c’est parfois douloureux, car cela vient d’un endroit physique et personnel. Il faut se poser la question de ce que l’on veut partager, car il ne s’agit pas d’une thérapie, ou de mon journal intime. Avec „Warrior“, je me suis confrontée à un sentiment de rage – c’était nouveau pour moi, relativement choquant, mais aussi porteur de puissance. J’ai commencé à crier et à chanter pour la première fois. Je danse depuis que j’ai quatre ans, mais le fait d’ouvrir la bouche pour crier et chanter a été une expérience physique très forte.

Avec „Warrior“, cela restait ludique, car l’œuvre parle de stéréotypes masculins: je peux m’en moquer, je peux les questionner de façon critique. Avec „Dreamer“, je traite de stéréotypes féminins, de la souffrance qui est ancrée dans nos corps, passée de générations en générations. Il était bien plus difficile de m’en distancier. C’est une œuvre difficile à porter en tournée par exemple, car elle revisite les traumatismes, la douleur, et pas seulement la mienne. Mais cela peut aussi avoir un effet transformateur. Je ne suis plus la même, après „Warrior“, après „Dreamer“. Quelque chose a changé, j’ai travaillé et compris des choses, que je peux à présent partager, que le public peut comprendre et travailler à son tour s’il le désire. On peut vraiment trouver dans le corps des endroits qui sont bloqués. Par exemple, avec „Dreamer“, j’ai réalisé à quel point les régions du pelvis et de la poitrine sont connotées, liées à un sentiment de honte, que l’on peut libérer par la danse. Mais c’était très difficile à faire. Je m’apparaissais comme un cliché de moi-même lorsque je travaillais certains pas. Dépendamment du contexte, certains mouvements pouvaient sembler un outil pour gagner en puissance et indépendance, ou au contraire une forme d’objectification.“

Quelque chose de positif

Pour le troisième volet de sa trilogie, „Weaver“, Hess a fait appel à deux autres danseuses. „L’idée était de montrer un réseau et non plus une figure seule, comme le guerrier phallique ou la rêveuse objectifiée. Pour le résumer de façon simpliste, il s’agissait de dire qu’il faut s’allier si l’on veut pouvoir changer les choses. Mais lors de la création, nous avons réalisé que ce n’était pas si simple! In fine, „Weaver“ est bien plus violent que les deux premiers volets. Cela traite de féminicides, de toute cette violence qui continue de se produire constamment. Avec les deux autres danseuses, nous avons compris que la transformation n’est pas linéaire, mais qu’elle a un mouvement circulaire. C’est parfois difficile à accepter. Ç’aurait été beau de pouvoir être utopiste!“

Profonde, politique et philosophique, la création d’Anne-Mareike Hess reflète et s’interroge sur l’obscurité du monde. Mais la chorégraphe sait ne pouvoir rester constamment dans un univers trop sombre: „En ce moment, dans mes répétitions du „Warrior“, je cherche la joie. Je retourne à la technicité de la danse, à son côté artisanal, pour explorer quelque chose de positif, quelque chose dont les gens ont sans doute également besoin.“

Car c’est parfois dans le mouvement pur que se trouve l’énergie vitale dont on a besoin pour avancer, pour créer, et pour donner à la spirale de l’existence un élan ascendant.