Alors que les débats portent principalement sur les revendications des deux principaux groupes de pression, celui des résistants et celui des enrôlés de force, nous nous intéresserons en premier lieu à la question de l’indemnisation des victimes juives. Cette question doit être vue dans le cadre du conflit qui oppose en 1948 à la Chambre à la fois la majorité à l’opposition et l’Uni’on et la Ligue Ons Jongen.
Ons Jongen vs. Unio’n
Créée en octobre 1944 sous le nom de Ligue des conscrits luxembourgeois réfractaires au service militaire allemand, la Ligue publie le 9 décembre 1944 le premier numéro de son journal Ons Jongen.1) C’est sous ce nom que l’association est connue. Contrairement à la référence aux réfractaires dans le titre, la Ligue englobe tous les enrôlés de force dans la Wehrmacht ou encore ceux et celles enrôlés dans le Reichsarbeitsdienst (RAD) ou le Kriegshilfsdienst (KHD), „qui n’ont pas pactisé avec les Allemands“. Puis, la Ligue s’ouvre aussi aux maquisards, à ceux qui ont rejoint les armées alliées, etc. En 1946, elle devient la Ligue des réfractaires et déportés militaires luxembourgeois. La Ligue se positionne dans l’après-guerre à gauche. Ses porte-parole sont des hommes politiques du LSAP comme les députés socialistes Romain Fandel et Jos Wohlfahrt ou du KPL comme Jean Gremling – ce dernier passe au parti socialiste et devient député en 1951. La Ligue Ons Jongen forme un contrepoids politique à l’Unio’n, la fédération des principaux mouvements de résistance, dont les communistes ont été évincés en 1946.2) L’Unio’n est dominée par la droite et des représentants du CSV ainsi que du Groupement patriotique et démocratique (le futur DP). Le président de l’Unio’n est Alphonse Osch, fondateur du groupe de résistance Letzeburger Freihétsbond (LFB), député du Groupement et ministre de la Santé publique et des Dommages de guerre de 1947 à 1951. Les rôles d’Osch et de son organisation dans la Résistance luxembourgeoise seront fortement relativisés par les historiens.3)
L’avocat Tony Biever est le rapporteur de la loi. Il s’agit d’un des dirigeants du CSV, député depuis 1937, secrétaire de la fraction parlementaire depuis 1945. Sous l’occupation, il fut destitué par le Gauleiter et contraint en mai 1941 au travail forcé à la Reichsautobahn près de Wittlich. En introduction de la discussion générale, Biever souligne les critères principaux pour l’attribution d’une indemnisation, à côté du fait qu’il n’y aura pas de réparation intégrale: 1. réparation des dommages sur le territoire luxembourgeois, et, pour les dommages corporels, pour les victimes domiciliées au Luxembourg; 2. réparation pour les personnes de nationalité luxembourgeoise (avec exception pour „les apatrides et les étrangers domiciliés depuis 1925 au Grand-Duché et qui ont rendu des services signalés au pays“); 3. réparation du seul dommage matériel et corporel; 4. exclusion du dommage moral et psychologique; 5. réparation des pertes de revenus seulement en cas d’attitude patriotique caractérisée et de sacrifices exceptionnels (dommage politique); 6. exclusion des objets de luxe.
Si la question de l’indemnisation des juifs n’est pas au centre du débat, elle est néanmoins posée dès le début des longues discussions à la Chambre sur ce projet de loi par le député socialiste Jengy Fohrmann. Député depuis 1935, secrétaire de la Commission syndicale, Fohrmann fut déporté avec sa famille en Silésie en septembre 1942 dans un „Umsiedlungslager“ à Leubus. Après l’attentat raté du 20 juillet 1944 contre Hitler, il est arrêté et déporté au camp de concentration de Großrosen, où il est témoin de l’arrivée des „marches de la mort“ en provenance d’Auschwitz en janvier 1945. Lors de l’évacuation du camp et la „marche de la mort“ vers le camp de Dachau, Fohrmann réussit à s’enfuir. Il représente surtout avant la guerre l’aile antifasciste du parti socialiste, celle qui a fait cause commune avec le parti communiste dans la lutte contre la loi muselière et qui a aidé les réfugiés fuyant les persécutions nazies.4)
Dès la première séance du 29 septembre 1948, donc dès la discussion générale, Fohrmann cible ses critiques sur les notions de „dommages subis en raison de l’attitude patriotique“ qui donneront droit à ce qui est appelé un dommage politique. Dans une logique antifasciste, il voudrait substituer le motif politique au motif patriotique. D’après lui, tous ceux qui ont été victimes d’une „mesure politique de l’ennemi“ ont logiquement droit à une compensation du dommage politique. Tous, cela signifie les résistants déportés dans les camps de concentration, mais également les jeunes enrôlés de force, les „Umgesiedelte“, donc les familles des grévistes et des déserteurs ou réfractaires déportées en Silésie ou dans le Sudetenland.
Romain Fandel, député socialiste et vice-président de la Ligue Ons Jongen, ajoute les destitués, les „Dienstverpflichtete“, les maquisards, ceux qui ont combattu dans les armées alliées, ceux dont les magasins ou entreprises ont été fermés, ceux qui ne sont pas revenus de l’évacuation pour des raisons politiques.
Le plus douloureux des calvaires
Toutes les victimes, cela signifie „en premier lieu“ les juifs pour Fohrmann: „De Projet geseit bestëmmt Kategorie vir, de’ vun der Entschiedegong ganz ausgeschalt solle gin, mä de’ onser Mênong no ower och enner de Begreff vun enger mesure politique de l’ennemi falen. Do denke mer un e’schter Stell z. B. un d’Judden. De Projet sét z. B. Folgendes: De’je’neg, de’ aus rasseschen Ursachen vum Preiss geholl go’wen, an enner him gelidden hun, oder de’ we’nt hirer Zugehöregkêt zu irgendenger Partei verhaft a verschlêft go’wen, ge’wen net entschiedegt.“5) Un peu plus loin dans le débat, Romain Fandel reprend l’argumentation de Fohrmann et place les victimes juives tout en haut de l’échelle du martyre: „Je rappellerai les cas cités par mon ami Fohrmann: Les Luxembourgeois persécutés en raison de leur confession religieuse, notamment les israélites luxembourgeois qui ont dû gravir le plus douloureux des calvaires.“6)
En général, le débat ressemble à une pièce de théâtre où chaque acteur a son rôle bien défini. Le rôle du rapporteur CSV Tony Biever est de mettre hors-jeu à chaque fois les réflexions de l’opposition – même si elles ne font que refléter les principes de base des législations des pays voisins – en répétant les mantras de la loi. A l’égard des arguments de Fohrmann et de Fandel qui demandent une indemnisation en cas de persécution pour raisons religieuses, raciales ou politiques, Tony Biever répète un des mantras: Il faut un acte de résistance individuel. „M. Biever Tony, rapporteur. Dach, eso’bal we’ irgendwe‘ en Acte de résistance virleit, ass et kloer, dass se entschiedegt gin.“7)
Fohrmann répond que des juifs qui furent arrêtés le 10 mai 1940 n’ont évidemment pas eu le temps de poser un acte de résistance. En fait, Fohrmann se trompe ici. La persécution des juifs n’a commencé que progressivement et surtout après la mise en place de la Zivilverwaltung allemande et du Gauleiter Gustav Simon en août 1940. Fohrmann se réfère sans doute ici aux centaines de juifs du Luxembourg ont fui dès le 10 mai 1940. Fohrmann poursuit que dans la logique du projet de loi, les membres du gouvernement et la Grande-Duchesse Charlotte qui ont pris le chemin de l’exil le 10 mai 1940 n’auraient pas droit non plus à une compensation pour le dommage politique.
Autre constante du débat: Si les mantras de la loi ne suffisent pas, la majorité parlementaire ou le gouvernement font des promesses (qui ne seront pas tenues). Le ministre des Dommages de guerre du Groupement et président de l’Uni’on Alphonse Osch répond à Fohrmann que les juifs aussi seront dédommagés. „M. Osch, Ministre des Dommages de guerre. Och d’Judden gin entschiedegt.“8)
(Suite de l’article le 3 juin 2025)
Série du Tageblatt: La spoliation des biens juifs au Luxembourg (15)
Le 27 janvier 2021, le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg et les Communautés juives, représentées par le Consistoire israélite du Luxembourg, ont signé un accord relatif aux questions non résolues dans le cadre des spoliations de biens juifs liées à la Shoah Dans ce cadre sont prévues e. a. une recherche universitaire indépendante sur la spoliation de biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale dans le Luxembourg sous occupation nazie et une recherche de provenance sur la présence éventuelle d’œuvres d’art et autres biens culturels spoliés aux Juifs, dans les institutions suivantes: Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA), les collections de la Villa Vauban-Musée d’art de la Ville et la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BNL).
1) Klos Eva Maria, Umkämpfte Erinnerungen. Zwangsrekrutierung im Zweiten Weltkrieg in Erinnerungskulturen Luxemburgs, Ostbelgiens und des Elsass (1944-2015), Dissertation, Universität Luxemburg, 2017, p. 112sv.
2) Bousser Daniel, L’Unio’n: l’unification des mouvements de résistance et les tensions politiques dans l’immédiat après-guerre, in: Le Luxembourg et le Troisième Reich, Luxembourg, Musée national de la Résistance et des Droits de l’homme, Luxembourg, 2021, p. 740-753.
3) Wehenkel Henri, Der Fall Osch, in: Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, n° 33, 10.2.1988, p. 4-5; Wehenkel Henri, Herr Osch, seine Union und die Resistenz, in: Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, n° 33, 2.2.1991, p. 8-9; Schoentgen Marc, Die Resistenzorganisationen in Luxemburg nach dem Zweiten Weltkrieg, in: Les courants politiques et la résistance: continuités ou ruptures? Colloque international, Esch-sur-Alzette, Luxembourg, Archives nationales, 2003, p. 519-551.
4) Wehenkel Henri, Der antifaschistische Widerstand in Luxemburg 1933-1944. Dokumente und Materialien, Luxembourg, COPE, 1985; Bodry Alex/Bigelbach André, Jean Fohrmann – Lebenserinnerungen. Eng Diddelenger Biographie, Diddeleng, 2023.
5) CRCD, 1948-1949, Mercredi 29 septembre 1948 (8e séance), p. 229.
6) CRCD, 1948-1949, Jeudi 14 octobre 1948 (15e séance), p. 475-476.
7) CRCD, 1948-1949, Mercredi 29 septembre 1948 (8e séance), p. 229.
8) Id., p. 230.
De Maart
Warum, Herr SCUTO, haben Herr FANDEL, Herr FOHRMANN, Herr GREMLING, Herr WOHLFAHRT … die jahrzehntelange antisemitische und jahrelange nationalsozialistische Beeinflussung durch das päpstliche "Luxemburger Wort" nicht erwähnt und politisch instrumentalisiert? Dieser "Elefant" ist heute immer noch im Raum. MfG, Robert Hottua