Un homme passionné par l’économie, certes – il a d’ailleurs fait ses premières armes professionnelles à la Banque de France – mais, au moins autant, par sa dimension sociale. C’est dans le syndicalisme chrétien, celui de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens), qu’il commence à se faire connaître à la fin des années 1950; notamment par des écrits dont l’orientation socialisante se teinte davantage des théories progressistes anglo-saxonnes que de cette fidélité de principe au marxisme qui imprègne encore la pensée et le discours de nombre d’autres penseurs français de la „question sociale“.
Ses compétences font rapidement de lui l’„expert économique“ de la CFTC, laquelle se laïcise pour devenir en 1964 la CFDT (Confédération française démocratique du travail). Un temps, il adhère aussi au Parti socialiste unifié qui se situe à la gauche des socialistes traditionnels. Mais les années passant, et de rencontres en rencontres, notamment à travers le Club Jean Moulin, il fait connaissance de certains „gaullistes de gauche“, dont il semble se sentir plus proche, à tout prendre, que des ambitions envahissantes d’un certain François Mitterrand, dont il n’apprécie guère la personnalité.
Or voici que de Gaulle quitte le pouvoir à la suite de son échec référendaire d’avril 1969. Élu à sa succession, Pompidou, tout conservateur qu’il soit, nomme premier ministre un gaulliste qui se proclame résolument réformiste: Jacques Chaban-Delmas. Lequel demande à Delors de venir travailler avec lui à Matignon, pour s’y occuper d’affaires sociales et en particulier l’aider à lancer son projet de „Nouvelle Société“. C’est dans ce cadre qu’il inventera les „contrats de progrès“ et inspirera la grande loi sur la formation professionnelle continue, en juillet 1971.

De Chaban-Delmas à Mitterrand
Mais un an plus tard, „Chaban“ s’en va, et Delors retourne plus clairement à la gauche qui n’a pas quitté son cœur. En 1974, il adhère au PS, et en devient, en 1976, le délégué national aux relations économiques internationales. Il finit par rallier le courant Mitterrand au congrès de Metz, en 1979. Cette période va aussi être marquée par trois refus de se présenter à des élections, ce qui ne serait qu’anecdotique s’il ne s’agissait là de la préfiguration d’un autre refus qui sera, plus tard, bien plus lourd: Delors décline l’offre qui lui est faite de conduire la liste socialiste aux municipales de Créteil, en 1977, puis il refuse, de même, à se présenter à Roanne, et même d’aller défier Chirac aux législatives de 1978 en Corrèze.
Il est vrai que c’est un tout autre destin politique qui l’attend: élu président le 10 mai 1981, François Mitterrand le nomme ministre des Finances. Honneur que Jacques Delors accueille avec des sentiments mélangés: „Avec tout ce que vous promettez, je n’ai plus qu’à me flinguer!“, dira-t-il un peu plus tard avec un sourire grinçant aux élus du PS … De fait, les deux premières années du nouveau gouvernement socialiste, vécues par certains comme un „état de grâce“, vont être pour lui, au contraire, un chemin de croix. Le franc va de dévaluation en dévaluation, cependant que, pour la troisième, le mark est, lui, réévalué de 5,5% …
Mitterrand finit par se rendre à l’évidence, que lui martèle avec de moins en moins de retenue son ministre des Finances, dont la compétence personnelle lui a permis de garder la confiance d’acteurs économiques majeurs, y compris à l’international. Mais sans trop s’engager lui-même: l’hôte de l’Elysée lui laisse le soin d’annoncer „je ne sais quelle forme d’austérité nouvelle“ … Le visage tendu, Delors présente son plan: l’Etat va devoir faire 34 milliards de francs d’économies sur les dépenses publiques, 25 milliards supplémentaires seront ponctionnés sur le revenu, et trois milliards par l’augmentation des tarifs publics.

„Les conditions ne sont pas réunies“
L’auteur de ce plan de sauvetage courageux ne sera pas récompensé lors du changement de premier ministre, en juillet 1983: non seulement Mitterrand lui préfère Fabius pour remplacer Pierre Mauroy à Matignon, mais il n’est même pas gardé aux Finances … Il est vrai qu’un autre plan se dessine pour lui, poussé, pour le coup, par l’Elysée, avec l’aide du chancelier Kohl: la présidence de la Commission de Bruxelles. Delors y règnera dix ans, en y laissant les traces majeures que l’on sait (voir Tageblatt du 28 décembre).
Mais il restera à Jacques Delors, après cette décennie européenne, l’occasion d’un grand retour sur la scène nationale: l’élection présidentielle de 1995. Balladur campe solidement à Matignon, sondages à l’appui, mais Chirac, conformément à son tempérament, ne désespère aucunement de conquérir enfin la présidence. Tout cela laisse peu d’espace à la gauche, usée par le pouvoir. Sauf, estiment certains, si Delors, qui bénéficie d’une forte image personnelle, se présente. Le suspense durera peu: au cours d’une émission télévisée restée emblématique, il explique pourquoi il n’ira pas à cette bataille-là: pour lui, „les conditions [d’une mise en œuvre de la politique qu’il préconise] ne sont pas réunies“, trop de divisions subsistent …
Il se consacrera ensuite à différentes réflexions sur l’avenir de l’Europe, et à la rédaction de ses souvenirs. Mais quant à la carrière politique, c’est fini: Cincinnatus est décidément retourné à sa charrue.

De Maart
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