Au mitan des années 1990, Hooverphonic émerge dans une Belgique en plein ajustement. Le pays vient d’adopter un modèle fédéral (en 1993) et traverse une époque de trouble civique; pendant ce temps, la scène musicale, elle, tient debout, avec des festivals bien rodés (Werchter, Pukkelpop). Ce n’est pas un lien de cause à effet, c’est plutôt un climat: une culture du patchwork, du travail par collage, soit exactement ce que pratique le trio fondateur, composé d’Alex Callier, Raymond Geerts et Frank Duchêne, qui bricole son identité en même temps que son nom, passant de Hoover à Hooverphonic, et qui cherche une voix: d’abord Liesje Sadonius, ensuite Geike Arnaert, avec une halte brève chez Kyoko Baertsoen. La scène belge offre alors un contrechamp bien net. dEUS a ouvert la voie à un rock flamand d’exportation; Soulwax, eux, pulvérisent les frontières entre les guitares et les platines; il s’agit du prolongement distant d’une tradition électro maison avec Front 242 et plus largement l’Electronic Body Music.
Et puis il y a Hooverphonic
Hooverphonic trace une diagonale: ni rock cérébral, ni machine à danser. Leur territoire est une interzone; le tempo est ralenti, les textures sont trip-hop, cordes de cinéma, écriture millimétrée. Ce voisinage dessine leur singularité: ils n’ont ni l’électricité râpeuse de dEUS, ni la transe pulsée des Dewaele, mais une espèce de velours où le noir et le lounge s’entrelacent. Dès „A New Stereophonic Sound Spectacular“ en 1996, tout est en place. Le morceau „2Wicky“ fait les présentations: un échantillon d’Isaac Hayes (le sublimissime „Walk On By“, 1969), un sample de Pierre Henry („Le Voile d’Orphée“, 1953), une basse et une voix qui flâne un peu; c’est comme un travelling lent dans une pièce aux rideaux tirés. Alex Callier le dira plus tard, comme d’autres: „On écrit des bandes originales pour des films qui n’existent pas (encore).“

Avec „Blue Wonder Power Milk“ en 1998 et l’arrivée de Geike Arnaert, le ton s’éclaircit: la voix a ce grain nacré qui attrape la lumière; les cordes nappent les mélodies sans les étouffer. „Eden“ ou „This Strange Effect“ (une reprise du morceau de Ray Davies des Kinks) sont autant de petites vignettes pop, léchées mais sans vernis inutile. Puis vient „The Magnificent Tree“ en 2000, qui pose encore le contraste: „Mad About You“ joue sur le fil entre pulsation métronomique et envolées orchestrales à la John Barry; il est question d’une obsession amoureuse racontée en gros plan. Au même moment, la Belgique s’expose: l’Euro 2000 lui sert de vitrine, et Hooverphonic compose „Visions“. L’année suivante, ils deviennent le premier groupe belge à prendre la tête d’affiche de Werchter. Côté écriture, Callier affine: il y a quelques motifs récurrents (le double, la mise en scène de soi, la fixette amoureuse) et une production qui respire, sans effet tapageur. Quand ils convoquent l’orchestre ou ressortent une réverbération d’époque, ce n’est pas pour faire joli; le groupe continue de parler sa langue de cinéma.
Films mentaux
Parler des disques de Hooverphonic, c’est suivre un fil, mais un fil qui se tord. Le cycle 1996-2002 culmine avec „Hooverphonic Presents Jackie Cane“, un album-concept en forme de conte noir: une chanteuse monte, retombe, s’empoisonne dans un dernier souper. Gémellité toxique, carrière en trompe-l’œil, et toujours ce goût pour la mise en scène, au sens théâtral du terme. „The World Is Mine“, „Day After Day“: entre comédie musicale et drame intérieur. Avec „No More Sweet Music“ (2005), le groupe pousse plus loin l’idée de perspective. Chaque chanson est présentée deux fois: une version „More“ (dans la lignée Hooverphonic) et une version „No More“ (reconstruite électroniquement par Callier). La même matière première donne deux récits; l’arrangement est une interprétation.
Après le départ de Geike Arnaert en 2008, „The Night Before“ (2010), avec Noémie Wolfs, retrouve l’efficacité mélodique, là où „Anger Never Dies“ apporte une gravité à la façon d’un second souffle plus sombre. Les années suivantes sont une période d’essais: nouvelles voix, nouveaux formats et disques multiples. Le fil se tend; il ne rompt pas. Puis Geike revient. Et avec elle, l’Eurovision: „The Wrong Place“ (2021) est un mini-polar musical. Une phrase claque: „Don’t you ever dare to wear my Johnny Cash T-shirt“. L’idée naît, selon Callier, en entendant la voix de Cash à la radio; c’est aussi à l’image du groupe et de sa sensibilité au détail qui forme une image, donc une chanson.
En concert au Luxembourg
Hooverphonic, le 10 octobre à partir de 19 h, à l’Atelier (54, rue de Hollerich, Luxembourg), plus d’infos: atelier.lu.
En 2024, „Fake Is The New Dope“ referme le cercle. C’est un album qui regarde l’époque droit dans les yeux via le culte du faux ou de la suspicion généralisée. La presse belge salue sa lucidité. Les singles („Don’t Think“, „Por Favor“ ou le morceau-titre) en font un disque court et resserré, où les silences même ont de l’air. C’est comme un film sur la sincérité, projeté à l’intérieur du crâne. Mais la vraie épreuve reste la scène. Deux jalons, en miroir, l’illustrent. „Sit Down and Listen to“ (2003) est un enregistrement live … sans public. Répertoire dépouillé, songwriting mis à nu. Puis „With Orchestra Live“ (2012), capté à la Koningin Elisabethzaal d’Anvers: pendant „Mad About You“, les cordes sont tendues et le lyrisme est contenu; sur YouTube, les vues explosent. En concert, Hooverphonic ne rejoue pas ses chansons, ils les éclairent autrement: c’est le même scénario, mais ce n’est pas la même lumière.
De Maart
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