LuxemburgensiaDu pain sur la planche: De la place précaire de la littérature (luxembourgeoise) dans l’enseignement

Luxemburgensia / Du pain sur la planche: De la place précaire de la littérature (luxembourgeoise) dans l’enseignement
Tonia Raus, Olivier Gloden, Sébastian Thiltges, Jeanne Glesener, Marc Michely et Nathalie Jacoby lors du panel sur la place accordée à la littérature luxembourgeoise dans l’enseignement (C) CNL

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Lors d’une table ronde organisée en aval des assises sectorielles du livre de janvier dernier et malicieusement intitulée „Firwat net?“, le CNL a réuni, jeudi soir, chercheurs universitaires et enseignants pour comprendre pourquoi la littérature luxembourgeoise était aux abonnés absents à l’école, ce qu’on devrait faire pour y remédier et quels seront les défis à relever pour y arriver.

C’est un fait connu de tous, sauf de ceux qui ne la connaissent pas, que la littérature luxembourgeoise n’est connue de personne. Ce paralogisme quasiment borgésien résume assez bien une situation quasiment inédite, que personne ne comprend, à l’étranger, quand on la leur explique: les écrivain·e·s du pays ne sont peu ou prou lu·e·s ou étudié·e·s à l’école.

Jadis, il y avait une pub pour une marque de bière luxembourgeoise qui insinuait qu’elle était le secret le mieux gardé du pays (quand on m’en sert dans un bar, je me dis à chaque première gorgée que c’est un bien pauvre secret). Je pense aujourd’hui qu’il y avait erreur sur la marchandise. Qu’en réalité, le secret le mieux gardé du Luxembourg, c’est sa littérature. Et l’enseignement luxembourgeois semble bien s’être donné comme mission de le garder.

Cette situation est on ne peut plus problématique quand on sait que l’école a non seulement un rôle formateur à jouer, mais que tout enseignement comporte une dimension axiologique: si notre littérature nationale ne figure pas au programme des écoles, c’est qu’elle doit être mauvaise, comme le glissent des étudiants à Jeanne Glesener, directrice du département des études sur la langue et la littérature luxembourgeoises à l’Université du Luxembourg, quand elle leur demande pourquoi, à leur avis, on ne l’enseigne pas, cette littérature.

Et en effet, tout du moins à mon époque, on lut du Guy Rewenig – son fameux „Muschkilusch“ – à l’école primaire, après quoi le chapitre de la littérature luxembourgeoise fut quasiment bouclé.

En classe de 7e, le cours de luxembourgeois fut assuré par notre régent, qui enseignait les maths et qui profita de ce double pouvoir – l’homme savait calculer, décidément – pour prolonger dans la petite heure hebdomadaire consacrée à l’enseignement du luxembourgeois son cours sur la théorie des ensembles (ce fut aussi une belle façon de nous expliquer l’ordre des grandeurs: maths > littérature et langue), se contentant de quelques heures de luxo par trimestre, qu’on passa à écorcher des termes comme jiddwereen et à constater qu’en matière de littérature pour adultes, il y avait surtout une sorte de renard copié sur Goethe.

La Luxemburgensia nous paraissait vide d’êtres humains. Quant aux animaux, avec une mouche et un renard, ça ne volait pas bien haut. Ni très loin. Déçus, on passa à autre chose.

Des préjugés difficiles à déconstruire

Mais trêve d’anecdotes personnelles, que chacun·e sera ici libre de remplacer par ses propres (rares) souvenirs d’enseignement de Luxemburgensia à l’école, et qui serviront surtout à montrer que bien des choses ont changé depuis. Il y a l’anthologie „Literaresch Welten“, il y a le fait que le cours de luxembourgeois n’a désormais plus lieu en classe de 7e mais en 4e, et il y a les 16 dossiers pédagogiques mis sur pied par le CNL en collaboration avec le SCRIPT.

Hélas, à regarder un peu plus près la liste des dossiers, l’on est en droit de se demander si quelqu’un a évalué l’équilibre entre l’intérêt potentiel des élèves et le choix des œuvres.

Tout d’abord, sur 15 auteurs (Guy Helminger a deux dossiers, son frère Nico pas un seul, ça doit être une erreur), seuls cinq sont encore en vie et il y en a exactement un(e) à avoir moins de cinquante ans, seuil en dessous duquel un écrivain·e peut encore être qualifié·e de jeune.

C’est ce que fait remarquer Nathalie Jacoby, directrice du CNL: „quand on nous l’enseigna au lycée, la littérature, j’avais toujours l’impression que les écrivains, c’était quelque chose de très loin et de très mort“, pauvres hommes (ou femmes) de paille qu’on ressortait pour les besoins du cours et qu’on agitait comme des épouvantails afin de faire comprendre qu’il y en eût, il y a longtemps, qui savaient manier la langue. Ensuite, 13 hommes pour trois femmes, ça ne fait pas très parité.

Portant un regard diachronique sur la chose, le chercheur Sébastian Thiltges, qui est en train d’analyser les rapports entre l’éducation nationale et la littérature luxembourgeoise en consultant les programmes scolaires et autres documents, si tant est qu’ils soient disponibles, a découvert que la littérature luxembourgeoise a d’abord été implémentée à l’école dans un souci de nation branding avant l’heure (je reformule et simplifie), les sources dénichées par le chercheur mettant l’accent sur l’importance à intégrer des textes qui valorisent notre langue et notre culture – Thiltges parle dans ce contexte d’„asymétrie didactico-littéraire“, par quoi il désigne le fait qu’on a intégré de la Luxemburgensia pour d’autres raisons que celles qu’on avance pour enseigner Goethe et consorts.

Dialogue de sourds

Au bout de 90 minutes de discussions, plusieurs constats s’imposent. Primo: lors des débats sur scène, aucun auteur ou presque n’est évoqué. Que l’objet Luxemburgensia ait volontairement été gardé abstrait pour que la discussion ne se focalise pas sur telle ou telle œuvre ou que certains sur l’estrade aient été dans l’incapacité de nommer des auteurs et autrices du pays, le fait est que le décalage se fait ressentir quand Sébastian Thiltges cite Jean-Marie Klinkenberg, qui dit qu’il faut enseigner ce qui est autour de nous alors que, lors de la soirée, on escamotait souvent cette même proximité. Cela paraissait d’autant plus absurde que quelques spécimens de l’oiseau rare – un écrivain ni lointain ni mort – se trouvaient dans la salle.

Deuxième constat: dans le public, très peu d’écrivain·e·s, comme si la chose ne les concernait pas, ou alors comme si le gouffre entre l’enseignement et la littérature pratiquée sur le terrain était devenu trop grand pour qu’on puisse les relier par ces ponts dont on parlait sans cesse. Cela est d’autant plus regrettable que, comme le professeur de français Olivier Gloden le raconte, un récent sondage parmi les élèves de la section littéraire a relevé, parmi leurs désiderata, une possibilité d’activité créative accrue.

Or, il suffirait d’inviter dans les écoles des écrivain·e·s pour des ateliers d’écriture, qui pourraient de surcroît leur donner les bonnes adresses – le groupe émergent du syndic des écrivains ALL Schrëftsteller*innen, divers poetry slams, le prix Laurence, la catégorie jeune du Concours littérature national – où font leurs premiers pas de jeunes écrivain·e·s.

Troisième constat, il y avait comme un dialogue de sourds, parfois, lors de la table ronde – alors que Sébastian Thiltges, la chercheuse Tonia Raus, Jeanne Glesener et Nathalie Jacoby évoquaient la chose littéraire, Olivier Gloden et le professeur d’allemand Marc Michely parlaient recrutement, concurrence des lycées internationaux ou encore avenir douteux du sort de la littérature en général, les cours de langue ayant de plus en plus d’autres objectifs que celui de la littérarité, oubliant ou feignant d’oublier qu’enseigner la littérature, c’est aussi affiner l’empathie des élèves, développer une écoute des possibles, nourrir leur imaginaire.

Si Gloden et Michely affirmaient que la question de la littérature luxembourgeoise était bien débattue lors des réunions de la Commission nationale de l’enseignement secondaire classique, dont ils président respectivement les volets français et allemand, ils admettaient que les choses évoluaient lentement et, dans maintes assertions, pratiquaient l’art de l’esquive, se perdant en généralités, insinuant encore que sans dossiers pédagogiques, leurs collègues seraient perdus, comme si les profs, sans vouloir me perdre en poncifs sur le salaire des enseignants au Luxembourg, n’avaient pas la capacité linguistique ou intellectuelle pour faire l’analyse, en classe, d’une œuvre littéraire (c’est un peu comme si un pilote me disait que, pour piloter un avion, il avait besoin d’un dossier qui lui explique comment faire).

Sur la sellette

A un moment particulièrement houleux, Michely soutint qu’un certain pourcentage d’enseignants à des lycées internationaux n’avaient été ni scolarisés, ni socialisés au Luxembourg et qu’en l’occurrence les compétences leur manquaient pour parler de littérature luxembourgeoise, ce à quoi j’avais envie de lui dire (désolé, j’insère encore une anecdote personnelle) que, parce que mon dernier roman fut récemment nommé pour le Prix littéraire des lycéens d’Europe par l’entremise du Vauban, j’y fus invité par un professeur passionné de littérature, dont une élève me demanda si la préface, dans mon livre, n’était pas une référence à Rabelais, ce qui me fit penser admirativement qu’il y avait encore de l’espoir et qu’on l’enseignait encore, la Luxemburgensia – mais en l’occurrence, ce furent bien les professeurs étrangers qui firent preuve d’une curiosité faisant souvent défaut aux profs d’ici.

Par ailleurs, comme le fit d’ailleurs remarquer l’un des intervenants, il est faux d’affirmer que les enseignants nés au Luxembourg ont plus de compétences pour enseigner la littérature luxembourgeoise, puisque personne ne leur en a parlé lors de leurs parcours scolaire et qu’il faut de la curiosité et de l’acharnement pour la découvrir pour soi, cette littérature, ce secret le mieux gardé du Grand-Duché.

Un dénominateur commun en guise de piste intéressante fut cependant trouvé: s’inquiétant de l’avenir de la littérature dans l’enseignement, Marc Michely imaginait un avenir où l’on enseignerait la littérature non pas dans un cours de langues, mais dans le cadre d’un cours de littérature comparée, où elle pourrait se frotter à d’autres domaines – les films, les séries, le théâtre. Un des avantages serait alors, pour la littérature luxembourgeoise, de n’y plus pâtir du fait qu’elle se décline en quatre langues – car comme le dit Jeanne Glesener, la littérature luxembourgeoise est une littérature multilingue dans un paysage éducationnel monolingue (même si on y enseigne de nombreuses langues, ces cours sont souvent segmentés comme de petites monades leibniziennes, sans points de contact entre elles).

En tout cas, si les enseignants se préoccupent de la place réservée à la littérature mondiale dans l’enseignement, bref si déjà Goethe et Hugo sont sur la sellette, il est fort à gager que les choses sont très loin de s’améliorer pour Nico Helminger, Anise Koltz, Elise Schmit, Nora Wagener, Jean Portante ou Lambert Schlechter. Alors qu’il suffirait d’un peu de passion, d’un tantinet d’intérêt, d’un chouïa d’engagement pour changer tant de choses.