LittératureDes codeurs nommés désirs

Littérature / Des codeurs nommés désirs
„Il manque encore l’essentiel à la machine, à savoir l’expérience. La littérature travaille à partir de l’expérience, c’est-à-dire, avoir traversé un événement, une situation et pouvoir en rendre compte“, estime Nathalie Azoulai  Photo: Hélène Bamberger/P.O.L

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L’héroïne découvre que sous le monde qu’on habite, se nichent des couches d’écriture. Des codes, par milliers. Des jeunes gens sont à l’œuvre. Elle choisit Python, dans la jungle des langages informatiques. Ce n’est point un hasard. Pour Nathalie Azoulai, la narratrice, le reptile devient l’objet de multiples fantasmes. Désir, pouvoir, libido … Une chance pour la littérature, sur le point d’avaler le python? Copieux, le récit fourmille d’informations. Dans un roman d’autofiction, Nathalie Azoulai expérimente avec obstination sa fascination pour les geeks et autres nerds. Entretien.

Quelles motivations poussent des jeunes à se lancer dans le codage?

Nathalie Azoulai: Il n’y a pas un seul type de profil. Quand les adolescents se mettent à coder, je pense qu’ils sont fascinés par ce dialogue avec la machine. Sans doute un peu mal dans leur peau, ils voient dans le codage un objet de curiosité, un refuge, une façon de résoudre des problèmes en se sentant puissants face à la machine. Après, quand des études sont poursuivies et qu’ils commencent à entrevoir, dans les années 90, toutes les possibilités qui se profilent, je pense qu’il y a un désir de puissance qui s’affirme et, peut-être, de vouloir changer nos pratiques, nos usages … Tout ce qui est né dans les années 90-2000, vient de ce moment. Et, aujourd’hui, même les start-up qui fonctionnent se développent parce qu’elles inventent des choses nouvelles.

Veulent-ils inventer un monde nouveau?

Les créateurs de Google, quand ils codent pour créer leur algorithme, ont dans l’idée qu’ils vont mettre à disposition le savoir, comme jamais. L’échelle de changement est tellement grande que le monde change un peu sous leurs mains. Quand Zuckerberg crée son Facebook et qu’il veut relier les communautés, je pense qu’il a aussi dans l’idée qu’il va avoir un impact à grande échelle. Sans vouloir changer le monde, il cherche à avoir un impact.

Quelle est la différence entre gloire et impact?

L’impact est d’abord une action, qui génère le pouvoir et, ensuite, la réputation. J’ai l’impression que l’impact est une affaire de scientifiques de vouloir faire que le monde après eux n’est pas le monde avant eux et de mettre une trace très profonde et indélébile. L’artiste, quand il crée une œuvre, pense qu’il va apporter sa contribution au monde et être connu pour ça. C’est ce que j’appelle la gloire, quelque chose d’un narcissisme exacerbé auquel tout le monde aspire. Je ne juge pas. Mais ce n’est pas la même chose que l’impact. J’ai souvent demandé à ces jeunes gens ce qu’ils veulent avoir dans la vie et ils me disent, souvent, de l’impact. Pour ce qui est de la technique, l’impact signifie avoir une influence à grande échelle. Pas uniquement ici et maintenant, mais dans le monde entier et pour beaucoup de gens. Et cela, les jeunes le visent très vite.

Votre exploration vous aide-t-elle à mieux comprendre le monde?

Oui ! J’ai découvert et appris beaucoup. Je me suis représenté les choses autrement. Par exemple, tous ces programmes, le python en particulier, reposent sur des articulations de syntaxe qui sont à peu près toujours les mêmes. Après, il y a des niveaux de sophistication auxquels je n’arrive pas. Mais j’ai pu comprendre comment fonctionne une machine. Il y a des fonctions, des variables … qui font une action jusqu’à ce que le codeur prévoie d’autres cas qui lui disent autre chose. J’ai bien aimé me familiariser avec ces fonctionnements-là, parce que c’est une façon d’un tout petit peu connaître l’outil qu’on utilise tous les jours.

Le monde des sciences vous fascine, finalement.

J’aimerais bien que la littérature et les sciences soient plus unies, qu’il y ait plus de passage entre les deux. J’ai l’impression que le monde littéraire – et la culture – a besoin des deux. La culture scientifique est formidable quand on la regarde d’un peu plus près. Les scientifiques ont beaucoup à nous apprendre au niveau des concepts, des objets, des imaginaires, de la poésie … et aussi de l’invention, de la représentation. Des tas d’objets scientifiques sont intéressants pour l’imaginaire littéraire. Et vice versa. Je tire toujours un grand profit de mes échanges avec des scientifiques. Cela fait partie de moi, maintenant, que de regarder un scientifique en face. Dans mon précédent roman („La fille parfaite“, Ed. P.O.L., 2022, NDLR), j’ai regardé deux jeunes filles du même âge et de la même provenance. Au lycée, l’une avait choisi les lettres, l’autre les sciences. Pour „Pyhton“, j’ai réuni une femme (écrivaine) et un jeune homme (codeur). J’ai poussé plus loin encore la différence d’âge et l’altérité.

Je pense que, aussi, dans leur implication et leur envoûtement dans la machine, il y a quelque chose de l’ordre de la libido qui ne se voit pas

Nathalie Azoulai, autrice

Dans votre roman, les codeurs sont animés par des désirs …

Je pense qu’ils ont forcément des corps et des désirs, tous ces jeunes gens qui ont l’air de ne pas en avoir. Désirs qui, peut-être, les étouffent parce que cela leur fait peur, parce qu’une machine est plus docile … J’avais envie d’érotiser un peu ces situations pour mettre en scène aussi des interactions moins „machiniques“, plus incarnées, des rencontres, des regards, des corps, des âges, des sexes … Dans ma fascination pour cette jeunesse, il y avait sûrement une forme de nostalgie ou de crainte, quelque chose qui s’en va ou qui pourrait disparaître. Les jeunes gens sont des objets érotiques quand même très forts. Et plus on avance en âge, et plus ils nous sont refusés. Les écarts se creusent. Et vous êtes dans une position vis-à-vis d’eux où il n’y a plus d’égalité possible, plus de rencontre possible autre que parentale, familiale. Donc, j’avais envie de voir comment les désirs opéraient entre eux. Je pense que, aussi, dans leur implication et leur envoûtement dans la machine, il y a quelque chose de l’ordre de la libido qui ne se voit pas.

J’ai l’impression que quand des jeunes gens font des choses à fond, ils ne perdent pas leur jeunesse, c’est juste qu’ils en ont une différente. Alors après, évidemment, ils ne vont pas aller jouer au football ou boire des bières au pub … Mais je pense qu’ils sont aussi plus complexes que ce qu’on voudrait bien voir. Ils sont animés par des désirs qu’ils n’expriment pas forcément, mais qui sont à l’œuvre quand ils sont en proie à des difficultés de vouloir résoudre une énigme, de vouloir être plus forts que la machine. Et ils sont prêts à s’entraider, à contacter quelqu’un qui est à l’autre bout du monde pour résoudre un problème. Il y a de la libido de savoir, en fait. De la jouissance de son propre cerveau.

L’univers codé représente-t-il une menace pour les écrivains?

Pas encore. Parce qu’il manque encore l’essentiel à la machine à savoir l’expérience. La littérature travaille à partir de l’expérience, c’est-à-dire, avoir traversé un événement, une situation et pouvoir en rendre compte. Ce que la machine, pour l’instant, ne fait pas. Je pense qu’elle pourra imiter d’ici quelque temps une très bonne littérature, certains auteurs, un style. Elle pourra emprunter tous les ingrédients pour faire comme. Mais de là, à créer à partir de rien des situations, des expériences et les raconter à sa manière, je ne suis pas sûre. En tout cas, ce n’est pas encore pour demain. ChatGPT a encore beaucoup de retard sur le plan littéraire. On verra les versions prochaines. J’aime la fiction un peu inventive, les situations un peu inédites, des angles et des décalages, de l’ambiguïté … la machine n’est pas capable de cette action, pour l’instant. Donc, je n’arrive pas à me sentir menacée, aujourd’hui.

Que symbolise le python, pour vous?

D’abord, la peau de serpent parce que, comme j’aime beaucoup le cinéma et que j’ai vu beaucoup de peaux de serpent dans les films que je mentionne, elles sont comme un talisman, comme un objet avec un pouvoir magique, une forme de viatique, de grigri. En tout cas, une puissance qui n’est pas rationnelle. Donc, au-delà du rationnel, caractéristique du langage python, j’entends des fantasmes de puissance, de la sexualité parce que les films que je cite sont très vivants sur le plan érotique. Par exemple, ce personnage de (Marlon) Brando dans „L’homme à la peau de serpent“ de Sidney Lumet, n’est qu’érotisme. Derrière la rationalité, je vois tous ses fantasmes, ce qui donne de la profondeur de champ à „mon“ python. Sans oublier les références bibliques: le serpent dans le jardin d’Eden, qui introduit le mal, le vice, la tentation, la transgression … De mon côté, j’introduis des jeunes hommes qui sont à la fois formatés et érotisés, et excitants, et transgressifs.

„Python“ par Nathalie Azoulai, roman. Ed. P.O.L.