Donnerstag25. Dezember 2025

Demaart De Maart

LittératureCultures et identités: „Ginseng Roots“ de Craig Thompson

Littérature / Cultures et identités: „Ginseng Roots“ de Craig Thompson
Craig Thompson, „Ginseng Roots“, Paris, Casterman, 2024 (traduit de l’anglais par Isabelle Licari-Guillaume, Laëtitia et Frédéric Vivien) ISBN : 9782203284371; 448 pages; 27 euros  

Jetzt weiterlesen!

Für 0,99 € können Sie diesen Artikel erwerben:

Oder schließen Sie ein Abo ab:

ZU DEN ABOS

Sie sind bereits Kunde?

Né en 1975 à Traverse City dans le Michigan, Craig Thompson a grandi dans une famille chrétienne d’une petite ville du Wisconsin. Dès sa première bande dessinée longue, „Good-bye, Chunky Rice“, il a remporté en 1999 le Harvey Award du „Meilleur nouveau talent“. Par la suite, il a travaillé sur „Blankets“, un roman BD autobiographique de 600 pages dans lequel il raconte ouvertement comment il a grandi dans sa famille chrétienne fondamentaliste et parle de son premier grand amour. En 2011, Thompson publie son prochain succès, „Habibi“, à la fois histoire d’amour épique et parabole sur l’héritage commun de l’islam et du christianisme et une ode à la magie de la narration d’histoires. Avec „Ginseng Roots“ (traduit de l’anglais par I. Licari-Guillaume, L. et F. Vivien), il revient sur le devant de la scène littéraire avec un roman graphique portant non seulement sur une plante rare, son histoire à travers le XXe, les techniques agricoles, les voies commerciales y relatives, mais encore (et surtout) sur son rôle matriciel dans la vie de l’auteur, de son frère et de sa sœur.

Selon l’Office québécois de la langue française, une bande dessinée romanesque est une „bande dessinée, généralement pour adultes, d’une esthétique recherchée, dont la trame narrative est plus élaborée et plus complexe que dans une bande dessinée traditionnelle“. „Ginseng Roots“ répond pleinement à cette définition. Le ginseng est une métaphore de la fratrie, comme en témoignent les filaments brisés de la dernière page. C’est donc aussi lié au terreau de l’enfance, à la dureté du travail de la terre qui permet l’évasion partagée avec le frère de l’auteur dans les „comics“, et ce dans leur ville natale qui ne comptait, dans les années 80, que 12.000 habitants. Craig Thompson propose, à travers l’histoire de la culture du ginseng, une histoire du XXe siècle de l’Amérique à la Chine en passant par la Corée: l’agriculture dénaturée par la chimie et la mécanisation, l’immigration, palliatif au manque de main d’œuvre agricole, la mondialisation qui floute les identités comme les origines des produits (graine de ginseng américain cultivée en Chine). Il met aussi en évidence les poches de résistance: le ginseng épuise son sol et l’agriculture américaine avec intrants radicalise cette tendance alors que les paysans chinois ont trouvé une permaculture vertueuse ou le cultivent dans les forêts.

Travail agricole et création littéraire

Articulé en douze chapitres, de „Le véritable ginseng court“ à „Appréciation (agri-)culturelle“, l’ouvrage de Thompson donne vie aux paysages du Wisconsin, de la Chine et de la Corée ainsi qu’aux racines de Ginseng personnifiées comme des divinités chthoniennes et protectrices. À cela s’ajoutent d’autres personnifications: les divinités de la nature dont une qui ressemble à un satyre. L’auteur met également en évidence l’âpreté du travail agricole pour la culture du ginseng, métaphore de la création. Il est long, dur, ingrat, répétitif: tel est le prix à payer pour cette plante de vie, qui prend aussi la vie pour la multiplier et la vivifier. Cultiver la terre et son talent s’inscrit dans un corps vecteur et signifiant, ce qui renvoie à une idée toute romaine: ce que nous cultivons nous transforme. Il existe un point commun entre le cultivateur de ginseng et le dessinateur: le labeur qui épuise et sans lequel la vie n’a pas de sens, ce qui est à la fois une aliénation mortifère et une alchimie créatrice. „Ginseng Roots“ constitue ainsi un hymne à l’inventivité humaine en fonction des variations de procédés de culture et de traitement du ginseng selon les cultures, à la main humaine en mettant en évidence une culture indissociable de la main et de son activité inlassable: c’est elle qui prépare la terre, plante, désherbe, cueille, prend soin, raffine, révèle la force cachée de la plante et informe le paysage, révèle la beauté présente partout.

Par ailleurs, le roman graphique de Thompson (œuvre d’un transfuge de classe qui souffre de trahir le labeur physique de ses origines) est un livre sur la solitude (la Chine des liens familiaux opposée à l’Amérique de l’individualisme – la solitude du créateur – la solitude dans la famille), sur les racines (le ginseng est la racine de l’auteur) posant une question essentielle: et si notre racine vitale était le travail? Il suppose en tout cas la création comme spiritualité dans la mesure où la sublimation de la douleur se fait par le récit et par les mots: l’agriculture, la médecine chinoise et la création artistique représentent l’extraction dangereuse d’une quintessence, comme le souligne la maladie auto-immune qui s’attaque aux mains du dessinateur et qui est peut-être liée aux pesticides employés pour la culture du ginseng. Il s’agit de créer malgré et avec ou par le yin et le yang, la mort et la vie, l’action et l’échec, la beauté et la laideur, la paix et la guerre ainsi que les identités composites (être ici et d’ailleurs au sens géographique, sociologique).

Dessiner, une tâche infinie?

„Ginseng Roots“ (qui est une mise en abyme de l’œuvre de Thompson parce qu’elle inclut les problématiques et recherches de „Blankets“ et de „Habibi“, et les prolonge) est aussi un livre sur l’absurde, car le créateur, tel Sisyphe, est écrasé par les meules de sa création; il est confronté à la matérialité du dessin et de son labeur infini, à la réflexion sur la vie des pesanteurs de l’enfance aux insatisfactions de l’âge adulte avant la déréliction de la vieillesse et à la réflexion sur l’anthropocène et le Moloch du capitalisme qui broie la nature et les cultures. Thompson fait éclater la vignette et la planche qui se fait tableau intimiste, églogue virgilienne, fresque historique, récit épique, mettant en scène des paysages qui se métamorphosent en cartes géopolitiques, la page monde et le monde intérieur se confondant par moments. En définitive, il met en regard le temps long de la culture du ginseng et le temps long de l’art, la main et la force humaine éphémères aux prises avec des tâches infinies.