Lorsque l’on évoque le pillage et la spoliation des personnes considérées comme juives au Luxembourg, il est usuel de se pencher sur les personnes ayant résidé – même brièvement – au Grand-Duché. Or, il est important de noter que parmi les biens „aryanisés“ par les autorités nazies se trouvaient également des objets appartenant à des personnes qui ne vinrent jamais au Luxembourg. C’est notamment le cas du mobilier de Lily Deutsch, née Kahn, de sa fille Gertrud et de l’époux de celle-ci, le compositeur Gustav Brecher.
Elisabeth Franziska Kahn naît le 19 août 1869 dans une famille aisée de Mannheim. Le 10 octobre 1893 elle épouse Félix Deutsch, cofondateur des usines Allgemeine Electricitäts-Gesellschaft (AEG) dont il devient président du conseil d’administration en 1915. Lily, Félix et leurs enfants vivent dans une luxueuse villa à Berlin où Lily tient l’un des salons les plus importants de l’entre-deux-guerres; on y croise „les représentants célèbres de la science, des affaires, de la haute finance, des cercles gouvernementaux et des arts“ comme Thomas Mann, Richard Strauss ou le cardinal Pacelli1). Le couple est proche de la colonie d’artistes de Schreiberhau, où il possède sa résidence d’été, et de personnalités comme Alexander Mohr, lié à la famille et à celle du fondateur d’AEG Emil Rathenau2).
Huit caisses de deux à trois tonnes
En 1933 l’arrivée au pouvoir des nazis change radicalement leur situation ainsi que celle du Luxembourgeois Pierre Schmit, employé d’AEG. Après une double formation d’ingénieur et de financier, Schmit avait obtenu un poste de cadre dirigeant chez AEG et avait travaillé avec Félix Deutsch3). Membre d’une organisation antinazie, la „Eiserne Front“, Schmit est forcé de quitter l’Allemagne en 1933 et trouve refuge au Luxembourg où se trouve la filiale occidentale d’AEG, la SOLPREE4). Il publie alors en première page de l’Escher Tageblatt un article dénonçant „les horreurs commises dans les camps de concentration“5). La situation en Allemagne devenant intenable, il est contacté en novembre 1938 par les responsables berlinois d’AEG afin de mettre en œuvre un plan de sauvetage visant à „contourn[er] l’embargo du gouvernement luxembourgeois“,6) qui avait fermé les frontières face à l’afflux de réfugiés juifs après la „Reichskristallnacht“. L’opération permet à une centaine de personnes de fuir l’Allemagne dont Lily, sa fille Gertrud et l’époux de celle-ci, le Generalmusikdirektor Gustav Brecher (Félix est mort en 1928)7).
La famille s’installe à Anvers puis Ostende au printemps 1939, avec pour objectif d’attendre l’arrivée des fonds issus de la vente de la maison de Berlin pour financer son exil vers le Portugal. Mais la hausse des tensions internationales, la multiplication des procédures administratives et les pratiques de l’administration allemande visant à pousser à l’exil les Juifs tout en ne leur laissant qu’une infime partie de leurs biens finissent par rendre cette opération impossible8). En août 1939 pourtant, Lily parvient à faire livrer à Luxembourg huit grandes caisses de transport „pesant chacune entre 5.500 et 6.600 livres“, retenues jusqu’alors à Hambourg9). Ces caisses contiennent le mobilier de Lily – dont la valeur d’assurance était estimée à 50.000 RM – et du couple Brecher-Deutsch. Elles devaient rejoindre leurs propriétaires à Ostende, mais la famille ne disposant pas de visas pour le Portugal avant la déclaration de guerre de septembre 1939 les caisses se retrouvent coincées au Luxembourg – territoire neutre – en tant que „propriété en transit“ et s’y trouvent encore lors de l’invasion du 10 mai 194010).
On perd ensuite la trace de Lily et de sa famille. Les caisses du couple Brecher-Deutsch en revanche se trouvent toujours au „bureau des enquêtes douanières“ lorsqu’elles sont saisies par l’administration civile allemande en janvier 194211). Cette saisie ne semble pas concerner les biens de Lily Deutsch, qui sont cités dans la comptabilité de l’un des marchands d’art les plus actifs de la période, particulièrement en relation avec le pillage de biens juifs: Josef L.12). Le 7 octobre 1941, en deux achats d’un montant total de 2.104,50 RM, celui-ci acquiert des objets appartenant à „Frau Geheimrat Deutsch“. Le terme „Geheimrat“ ou „conseiller privé“ était un titre honorifique attribué aux personnalités du monde des affaires dans l’empire allemand, ce qui ne correspond à aucune personne ayant résidé au Luxembourg portant le nom de Deutsch. Il semble donc bien qu’il s’agisse ici des biens du couple Deutsch-Kahn, mais que penser du faible montant d’achat comparé à la valeur d’assurance des pièces en 1939?

Le marchand Josef L.
Même s’il s’était agi de ventes à vil prix, ce qui est fréquent dans le cas des biens dits juifs au Luxembourg, il est fort possible que les deux achats effectués par le marchand L. ne représentent pas l’intégralité du contenu des huit caisses arrivées au Luxembourg en 1939. Cela laisserait supposer qu’une partie des pièces ait fait l’objet de pillages de la part d’autres acteurs, les biens les plus prestigieux étant habituellement mis de côté et stockés pour le musée de Linz ou les oligarques du régime, ceux d’une catégorie inférieure étant transférés vers des collections publiques locales, et ceux constituant ce que nous pourrions qualifier de „troisième catégorie“ étant proposés à la vente. Or, le fait que cet achat intervienne en 1941 témoigne d’une connaissance fine de la localisation de ce type d’objets, connaissance sans doute nourrie par un réseau d’informateurs permettant une action rapide jusque dans les entrepôts des douanes (où il est vraisemblable que des œuvres de grande valeur avaient échappé aux premières vagues de pillages de l’été 1940 au Luxembourg).
Faute de détails dans la comptabilité du marchand L. il est impossible de savoir combien d’œuvres il acquiert et quelle proportion des huit caisses arrivées au Luxembourg en août 1939 cela représente. Mais dans la mesure où la qualité des œuvres fut susceptible d’attirer l’attention des responsables de l’enrichissement du Landesmuseum, et sachant que ce marchand est un important fournisseur du Landesmuseum au cours de l’Occupation, il ne serait sans doute pas inutile de vérifier de façon détaillée si des œuvres de la collection Deutsch ne se trouvent pas aujourd’hui au Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art13).
Suite à l’accord du 27 janvier 2021 trois chercheurs post-doctoraux enquêtent sur ce type de cas au sein des principales institutions culturelles du Grand-Duché, dont le MNAHA. Leurs recherches vous ont été présentées en introduction de cette série d’articles, et il est à espérer qu’elles permettront de mettre enfin en lumière une problématique longtemps oubliée, voire niée.
Il n’y eut peut-être „point de Rothschild parmi les juifs luxembourgeois“, mais nombre de personnes considérées comme juives possédaient des objets précieux, livres, monnaies anciennes, timbres, tableaux, objets d’art, etc.14). Il convient aujourd’hui de se pencher sur les pillages dont ils firent l’objet afin d’apporter, peut-être, des réponses à des questions posées depuis plus de 80 ans.
Blandine Landau est actuellement chercheure postdoc au Zentrum fir politesch Bildung (ZbP) et au Centre de recherches historiques de l’EHESS (Paris). Sa thèse de doctorat, intitulée „A la recherche des juifs spoliés: Pillages et ,aryanisation‘ au Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale“, vient d’être récompensée par l’Excellent Thesis Award de la Doctoral School in Humanities and Social Sciences de l’Université du Luxembourg et est nommée au Prix de thèse de l’EHESS (Paris).
Série du Tageblatt: La spoliation des biens juifs au Luxembourg (4)
Le 27 janvier 2021, le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg et les Communautés juives, représentées par le Consistoire israélite du Luxembourg, ont signé un accord relatif aux questions non résolues dans le cadre des spoliations de biens juifs liées à la Shoah. La World Jewish Restitution Organisation en Europe et la Fondation luxembourgeoise pour la Mémoire de la Shoah furent cosignataires de cet accord sur les „Outstanding Holocaust Asset Issues“. Dans ce cadre sont prévues e.a. une recherche universitaire indépendante sur la spoliation de biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale dans le Luxembourg sous occupation nazie et une recherche de provenance sur la présence éventuelle d’œuvres d’art et autres biens culturels spoliés aux Juifs, dans les institutions suivantes: Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA), les collections de la Villa Vauban-Musée d’art de la Ville et la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BNL). L’article de Blandine Landau est le quatrième de la série que le Tageblatt et le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH), en charge des recherches, consacrent tous les mardis à cette question.
1) Matthias Henke et al., Entdeckungen: Kurt Weill als Lotse durch die Moderne, Siegen, Universitätsverlag Siegen, 2022, p. 156
2) Hannah Fechner, Schreiberhau als Kultstätte – Landschaftsaufnahmen von Hugo Erfurth, Dresden, fascicule réédité par le Carl und Gerhart Hauptmann Haus, 1933, disponible en ligne sur la page http://nibelungen-hort.com/hermann-hendrich/zeitgenoessische-literatur/der-tuermer-3.html consultée le 11.10.2024.
3) Henri Wehenkel, Entre chien et loup, Luxembourg, D’Lëtzeburger Land, 2017, p. 39-40.
4) Henri Wehenkel, Entre chien et loup, op. cit., p. 40.
5) Henri Wehenkel, Entre chien et loup, op. cit., p. 41.
6) Henri Wehenkel, Entre chien et loup, op. cit., p. 43.
7) Voir la fiche biographique de Gustav Brecher indiquant le détail de la fuite de la famille rédigée par Björn Eggert disponible sur le site https://www.stolpersteine-hamburg.de/en.php?MAIN_ID=7&BIO_ID=1724 consulté le 11.10.2024.
8) Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Paris, Flammarion, 2005, p. 275-277.
9) https://www.stolpersteine-hamburg.de/en.php?MAIN_ID=7&BIO_ID=1724
10) https://www.stolpersteine-hamburg.de/en.php?MAIN_ID=7&BIO_ID=1724
11) Archives nationales du Luxembourg, CDZ-B-0015-1, 0015-2 et 0015-3.
12) ANLux, CdG-118, documents 23-25
13) Nous pourrions ainsi citer la „Peinture, enfants, style Biedermeier“ vendue pour 1000 RM par Lippemeier au Landesmuseum le 25.11.1941 (Archives du Musée national d’histoire et d’art, Doubles de factures 1/04/1941 – 30/03/1942, L-SCH 3/4). Nous n’avons cependant pu consulter que les factures et pas les registres d’entrée de l’époque, il ne nous est donc pas possible en l’état de nos connaissances de relier l’achat de Lippemeier dans les collections Deutsch à des œuvres entrées au musée. Ce point devra être approfondi lors de recherches ultérieures.
14) Paul Cerf, L’étoile juive au Luxembourg, Luxembourg, RTL, 1986, p. 23.
De Maart
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