Avec un prénom comme celui-là, on ne peut l’oublier. Un prénom qui claque. Et qui lui va particulièrement bien. Kika, la trentaine, mère d’une fillette, n’arrête pas de courir. Travailleuse sociale, elle vient en aide aux précarisés. Ils sont nombreux. Ils n’en peuvent plus. Son bureau surchargé de dossiers, Kika vit en surrégime. Tout juste peut-elle se consacrer à sa famille. Le temps s’arrête. Contre toute attente, sur un simple „accident“ de serrure, Kika rencontre l’amour fou. Puis tout bascule: David décède. Kika est enceinte. Va-t-elle garder l’enfant? Son compagnon la quitte. Kika loge provisoirement chez son beau-père et sa mère. Les tensions sont grandes. Comment survivre? Dans la dèche, Kika se lance dans le travail du sexe, s’initiant plus particulièrement aux pratiques BDSM, ce quotidien effacé derrière le néon. Elle vendra des services sexuels. Elle deviendra dominatrice. Avec „Kika“, la réalisatrice Alexe Poukine signe son premier long de fiction, présenté à La Semaine de la critique au dernier Festival de Cannes.
Un travail qui oblige à être en empathie
En explorant la complexité des désirs et du rapport hommes femmes, „Kika“, aussi décomplexé que complexe, est le portrait d’une jeune femme qui ne lâche rien. Peu sûre d’elle, elle franchira toutes les étapes qui la mèneront jusqu’au don de soi: „Je voulais aussi montrer que le travail du sexe est très engageant au niveau du corps et de la relation“, confie la réalisatrice Alexe Poukine au Tageblatt. „C’est aussi un travail qui oblige à être complètement dans le désir de l’autre, qui oblige à être en empathie, en permanence, c’est-à-dire voir si l’autre est toujours consentant, s’il va bien. Vraiment, on prend énormément soin de l’autre dans le travail du sexe. Cela demande une énergie folle en fait.“

Alexe Poukine signe un premier long-métrage de fiction très documenté, semi-autobiographique. La réalisatrice bruxelloise (née en France) vient du documentaire. „Kika“ n’est pas né de nulle part. La cinéaste a mené de très longs entretiens avec des travailleuses et travailleurs du sexe, des dominatrices et aussi des travailleuses sociales. Et en l’occurrence: „Kika est né d’une peur que j’avais quand j’étais enceinte de mon second enfant. J’éprouvais l’angoisse, si le père meurt, de me retrouver seule avec deux enfants à charge. J’avais déjà été seule avec ma fille à un moment donné et j’avais trouvé cette situation vraiment raide, financièrement. Se retrouver dans une espèce de précarité est difficile à vivre. Une grosse partie des mères célibataires vivent sous le seuil de pauvreté. Et Kika, c’est aussi un peu en mélange entre moi et un ami, travailleur social et dominateur. Il a fait un burn-out et est redevenu assistant social. Je trouvais intéressants tous ces gens à aider et qui exercent une telle pression parce qu’ils ont besoin d’être vus, d’être écoutés, d’être aidés à plein de niveaux différents.“
Et donc Kika, c’est un mélange de ça. Et son histoire qui est la sienne arrive à beaucoup de gens. Pour Alexe Poukine, ce parcours est très ancré dans le réel: „Quand on a fait le casting de Kika, énormément de comédiennes nous ont dit qu’elles étaient pareilles aux travailleuses du sexe pour pouvoir survivre et continuer à être comédiennes. Plusieurs filles de l’équipe m’ont confié, après le tournage, qu’elles s’étaient elles-mêmes mises à vendre leur culotte sale. On peut croire que dans le milieu du cinéma, on est extrêmement privilégiés. Mais des femmes sont obligées de vendre des services sexuels, quels qu’ils soient, pour pouvoir survivre.“
Il est très facile de tomber de l’autre côté
Alexe Poukine parvient à faire de son enquête immersive un objet cinématographique d’une grande tendresse, en dépit des séquences glauques et sordides qu’on devait attendre d’un tel sujet. Endroit chargé d’odeurs, aux lumières tamisées et aux chambres poudrées. „Kika“ est le lieu de tous les fantasmes. En suivant l’(anti) héroïne, on comprend un peu mieux la solitude sexuelle des hommes et leur grande vulnérabilité. Alexe Poukine précise: „Je trouve les hommes qui viennent la voir extrêmement touchants, tendres, humains et qui, pour le coup, ne sont pas dans des rapports de domination à l’égard de Kika, même s’ils essaient parfois. Un personnage dans le film qu’on appelle un ,sousminateur‘ fait partie de clients qui se font passer pour des soumis et qui en fait sont là pour vous humilier. C’est très connu, chez les travailleurs du sexe, que ce type de clients existe, surtout chez les dominatrices. Je voulais aussi montrer cette facette-là du travail parce que je ne souhaitais pas non plus qu’on ait l’impression que le travail du sexe soit idéalisé.“

Parce qu’elle sait que c’est très facile de tomber de l’autre côté, Kika ne veut pas se ranger auprès de ceux qu’on aide. „Les assistants sociaux voient, toute la journée, des gens qui sont dans des situations très difficiles“, éclaire Alexe Poukine. „Et je pense qu’ils et elles savent très bien qu’il est très aisé de basculer. Et que la ligne est extrêmement fine. Il peut suffire d’un décès, d’un accident, d’une maladie. Et cette angoisse-là, de passer de l’autre côté, je trouvais aussi très intéressant de montrer dans le film cette femme que Kika aide et qui apparaît comme un contre-exemple de celle qui ne s’en sort pas. Elle est l’incarnation de ce dont Kika a peur. La déchéance, malgré l’aide, peut être très rapide. Dans mon premier documentaire, j’ai filmé pendant trois ans des gens qui sont dans la rue et qui meurent. Je sais à quel point pour des docteurs, par exemple, qui avaient tout, il suffit d’un accident de voiture pour tout soit renversé.“
On pourrait s’attendre à un drame social. Et en fait, non. Le film commence comme une très belle histoire d’amour, une comédie romantique. Un coup de foudre. Alexe Poukine se souvient d’avoir vu „Pretty Woman“, à l’âge de huit ans. Le film agit un peu comme un déclencheur: „Je ne voulais pas que ce film soit une espèce de vallée de larmes. L’un des enjeux principaux, c’était le ton. Que ce soit un film à la fois extrêmement vivant, drôle et en même temps très touchant. Une histoire qui vous prend au ventre. Je pense que ,Kika‘ parle aussi de moi: je préfère largement être en colère qu’être triste. Parce que la colère, ça met en mouvement. La tristesse, ça vous oblige à aller au fond de vous mais ce n’est pas forcément très agréable ce qu’on y trouve.“
Un personnage dans le film qu’on appelle un ,sousminateur‘ fait partie de clients qui se font passer pour des soumis et qui en fait sont là pour vous humilier. C’est très connu, chez les travailleurs du sexe, que ce type de clients existe, surtout chez les dominatrices. Je voulais aussi montrer cette facette-là du travail parce que je ne souhaitais pas non plus qu’on ait l’impression que le travail du sexe soit idéalisé.
Amour, rupture, deuil. Alexe Poukine a pour référence la philosophe et psychanalyste française Anne Dufourmantelle (décédée le 21 juillet 2017 des suites d’un arrêt cardiaque, en tentant de sauver l’enfant d’une amie de la noyade sur la plage de Pampelonne). „Elle fait partie de mon travail, de ma vie. J’ai eu la chance de l’avoir écoutée lors d’une conférence à Paris.“ Une révélation. La prise de risque, le risque d’aimer, n’était pas pour elle le signe d’une névrose, mais plutôt le signe d’une liberté face à toute dépendance. A „résilience“, elle préfère „douceur“. A l’heure où la performance, voire l’agressivité dans l’action sont de plus en plus célébrées, Anne Dufourmantelle explique que la douceur, loin d’être mièvre ou molle, est avant tout une puissance, une force de transformation de la vie. Un titre qui prend un écho particulier aujourd’hui („La puissance de la douceur“, Payot, 2013).
Parcourant les situations et sujets, Alexe Poukine brosse le portrait d’une jeune femme exploratrice, bourlingueuse impénitente, l’énergie folle chevillée au corps. Elle délimite des territoires nimbés de mystères – vive l’ellipse – et nous raconte ce que Kika doit à la vie et ce qu’elle a à offrir.
„Kika“ de Alexe Poukine. Avec: Manon Clavel, Ethelle Gonzalez Lardued, Makita Samba. En salles au Luxembourg à partir du 25 juin.
De Maart
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können