Ainsi j’ai dû apprendre par cœur ceci sur le Néandertalien en classe de 7e – c’était en 1976: „Er war klein und ging aufrecht, aber nach vorn geneigt, mit schwerfälligen Schritten. (…) Die groben Gesichtszüge und der gedrungene Körperbau lassen auf eine primitive Lebensform schließen.“ (Spiegel der Zeiten, édition de 1968). Cette représentation avait depuis longtemps été réfutée par les spécialistes et datait du début du 20e siècle. Au début du 20e siècle, la théorie darwinienne de l’évolution était certes bien établie dans les milieux scientifiques, mais beaucoup de savants restaient attachés à l’idée d’un être humain créé à l’image de Dieu. Il était donc rassurant de faire des Néandertaliens un cas à part et aberrant, un rameau évolutif différent de celui de l’être moderne, et surtout éteint depuis longtemps, pour ne pas aborder de front le problème de l’origine et de la nature profonde de l’être humain. Il a fallu beaucoup de temps aux scientifiques pour prendre vraiment leurs distances à l’égard de ces conceptions bibliques.
Aujourd’hui les élèves apprennent qu’un Néandertalien en vêtements modernes passerait inaperçu parmi nous, qu’il était certes un peu plus petit et plus fort mais qu’il s’agissait d’êtres humains intelligents, qui ont inventé de nouvelles technologies lithiques, qu’ils s’occupaient des faibles, soignaient les malades et que leurs rites funéraires témoignent de pratiques religieuses. Et que Néandertal et Cro-Magnon ont probablement fusionné. Que Néandertal et Cro-Magnon, au fond, c’est nous.
Cet exemple illustre bien les thèses du philosophe du rationalisme critique Karl Popper (1902-1994). Il a montré que nos convictions mais aussi des théories scientifiques développent une forte résistance aux preuves qui falsifient ces thèses et ces opinions. En fait, même si elles se sont avérées fausses, nous préférons garder ou adapter seulement superficiellement ces théories et ces conceptions, ces thèses que Popper appelle paradigmatiques, ces thèses qui nous arrangent et que nous défendons parfois aussi pour des raisons idéologiques ou politiques.
Permettez-moi de traiter aujourd’hui d’une telle théorie autour de l’histoire luxembourgeoise. Avec d’autres collègues j’ai démontré maintes fois qu’elle est fausse. Et pourtant elle réapparaît régulièrement dans les livres et dans les médias. Voilà pourquoi je m’exprimerai cette fois-ci de façon plus crue: arrêtons avec la connerie des „70.000 Luxembourgeois aux Etats-Unis au 19e siècle“. It’s bullshit!
Une triple erreur
Cette théorie est résumée ainsi dans le documentaire de Christophe Wagner, „Luxemburg, USA“: „Entre 1830 et 1900, environ 70.000 Luxembourgeois (c’est-à-dire à l’époque plus de 25% de la population du petit Grand-Duché du Luxembourg) immigrent aux Etats-Unis.“ Comme Fernand Fehlen, moi-même et d’autres ne cessons de répéter, cette affirmation est tout simplement fausse. Elle repose sur une triple erreur.
Premièrement cette affirmation confond le solde migratoire avec les chiffres effectifs des émigrants. Qu’est-ce qu’un solde migratoire? „Le solde migratoire est la différence entre le nombre de personnes qui sont entrées sur le territoire et le nombre de personnes qui en sont sorties au cours de l’année. Ce concept est indépendant de la nationalité.“ (INSEE) Cette statistique existe pour le Grand-Duché depuis 1840 (Statec, Statistiques historiques 1839-1989, p. 47). Si on additionne les chiffres des années 1840 à 1895, on constate que le déficit migratoire est de 69.290, donc environ 70.000 personnes de plus sont sorties du territoire que celles qui sont entrées. Il ne s’agit pas des seuls Luxembourgeois mais de tous les habitants. Ce solde est donc confondu avec un flux. Première erreur.
Deuxième erreur: ce nombre de 70.000 est attribué complètement et uniquement aux émigrants luxembourgeois vers les Etats-Unis. Or, la majorité des Luxembourgeois ou des habitants du Grand-Duché qui quittent le pays, émigrent non vers les Etats-Unis, mais vers la France: en Lorraine, en Champagne, vers Paris et sa banlieue. Ajoutons que sont compris dans cette statistique les nombreux émigrants saisonniers qui vont, année après année, les uns travailler dans les récoltes en Lorraine et en Champagne et les autres aux fortifications, aux grands travaux puis aux expositions universelles à Paris.
Troisième erreur: une erreur de raisonnement. Lorsque Christophe Wagner et d’autres prétendent que de 1830 à 1900, donc en 70 ans, 70.000 Luxembourgeois auraient émigré aux Etats-Unis et que cela représenterait un quart de la population du pays, que font-ils en fait? Ils prennent un nombre établi sur une période de 70 ans et basé sur l’addition de chiffres annuels et le divisent par une année, dans ce cas la population du Grand-Duché de 1900, 235.000 personnes. En fait ce nombre devrait être divisé par 70 ce qui donne un pourcentage de 0,5% et non de 25%. Et je répète que ce solde s’applique à l’ensemble des migrations, non seulement vers les Etats-Unis, non seulement les migrations durables, qu’il ne s’agit pas d’un nombre absolu mais relatif, etc. Enfin, ajoutons qu’avancer de tels pourcentages concernant la population en partant du seul solde migratoire, c’est commettre une autre erreur: oublier d’intégrer dans ce calcul le solde naturel (différence naissances/décès) qui est lui, contrairement au solde migratoire déficitaire, largement positif au 19e siècle. Ces chiffres sont non seulement erronés, mais relèvent de mécanismes de surenchère plus que douteux.
Statistiques et sources contemporaines
Intéressons-nous maintenant aux statistiques contemporaines du 19e siècle, à celles qui se basent sur des sources historiques ou encore aux recensements américains de la population.
Dans les Exposés sur la situation administrative du Grand-Duché des années 1840 nous lisons que de 1843 à 1847 des passeports pour l’Amérique ont été délivrés à 1.278 émigrants, donc en moyenne 250 par an. De 1870 à 1880 la commission d’immigration du port de New York recense 4.531 Luxembourgeois arrivant à Castle Clinton au sud de Manhattan – ce n’était pas encore Ellis Island – donc 400 par an en moyenne. Änder Hatz des Archives nationales a de son côté analysé systématiquement les registres appelés Mouvement de la population, communiqués annuellement par les administrations communales à partir de 1876. De 1876 à 1900 10.126 personnes déclarent leur émigration vers les Etats-Unis. Sur la même période, 1.140 personnes reviennent des Etats-Unis, remigrent donc. Même les émigrations transocéaniques n’étaient pas nécessairement durables. Les statistiques basées sur les données communiquées par les agences d’émigrations du Grand-Duché recensent 8.395 émigrants vers les Etats-Unis de 1904 à 1922, donc 275 par an, et 1.475 émigrants entre 1923 et 1953, donc 60 personnes par an. Les recensements américains, qui se basent sur le pays de naissance, comptent 5.802 Luxembourgeois en 1870 et 12.836 en 1880.
Toutes ces statistiques confirment le nombre de 200 à 400 émigrants par an tout au long du 19e siècle. 70.000 Luxembourgeois aux Etats-Unis au 19e siècle? Bullshit!
Jetons un coup d’œil pour conclure sur l’historiographie de cette émigration. Il est intéressant de noter que ce nombre de 70.000 ne se retrouve nullement chez les historiens de cette „Amerikaauswanderung“. Dans son livre de 1889, „Die Luxemburger in der Neuen Welt“, Nicolas Gonner qui émigre en 1866 aux Etats-Unis et publie à Dubuque (Iowa) la Luxemburger Gazette, journal clérical, gonfle certes les chiffres des recensements de plus de 10.000 personnes en estimant à 23.900 le nombre de Luxembourgeois en 1880, mais on est loin de 70.000. Dans son chapitre consacré à l’émigration luxembourgeoise dans le Livre du Centenaire de 1939 (publié en 1948), Joseph Hess se base sur Gonner mais n’avance pas de chiffre global pour l’émigration vers les Etats-Unis. Rosch Krieps parle dans son livre „Luxemburger in Amerika“ de 1962 de 39.000 émigrants luxembourgeois pour tout le 19e siècle. Ajoutons que l’American Community Survey de 2007, relevée par Fernand Fehlen, estime le nombre total de descendants de l’immigration luxembourgeoise aux Etats-Unis, ancienne et récente, à 46.415 personnes.
Aucun historien de l’émigration vers les Etats-Unis n’avance ce chiffre de 70.000 pour la simple raison qu’il s’agit d’une déformation d’une indication démographique de l’historien Gilbert Trausch dans son Manuel d’histoire luxembourgeoise de 1975. Lui également confond solde et flux migratoires et arrive à la conclusion que 72.000 Luxembourgeois ont émigré de 1841 à 1891. Mais il attribue ce nombre à l’émigration luxembourgeoise dans son ensemble et souligne que la majorité des Luxembourgeois émigre en France. En 1890, 40.000 Luxembourgeois résident en France d’après les recensements de la population (y compris l’Alsace-Lorraine annexée par l’Allemagne).
Ce nombre de 70.000 est attribué à tort depuis les années 1980 à l’émigration outremer par des milieux intéressés. Ces chiffres artificiellement gonflés sont instrumentalisés au service d’une politique mémorielle et identitaire nationaliste autour de l’émigration du Grand-Duché vers les Etats-Unis. Il est grand temps d’en finir et de soutenir au contraire des recherches scientifiques, historiques et critiques sur les nombreuses émigrations luxembourgeoises.
So please: Let’s stop this bullshit!
De Maart
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