30 ans d’état d’urgence

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Les deux guerres mondiales ont été le catalyseur du Luxembourg contemporain. Durant la période de trente ans qui s’étendit de l’une à l’autre, le pays vécut dans un état d’urgence permanent. Les questions les plus graves de l’époque – intervention de l’Etat dans l’économie, politique migratoire, statut international du Grand-Duché, épuration, modèle social – furent réglées en dehors du jeu parlementaire, par une série de lois d’exception. Le danger d’une dérive autoritaire était réel. 

De Vincent Artuso

En août 1914, l’armée impériale pénétrait au Luxembourg. Durant les quatre années d’occupation qui suivirent, sa population subit de plein fouet le blocus imposé aux Empires centraux par la Triple-Entente. Importer des denrées alimentaires était devenu extrêmement compliqué. De mauvaises récoltes et la présence de 4 à 5.000 soldats, qu’il fallait également nourrir, n’arrangèrent pas les choses. A partir de l’été 1915, les prix explosèrent. En quelques mois, ceux des pommes de terre et du blé doublèrent, ceux des petits pois, des lentilles et des haricots triplèrent. La viande et les œufs étaient devenus des produits de luxe.

Dans cette situation d’extrême urgence, le gouvernement luxembourgeois, pourtant dominé par les libéraux, dut se substituer au marché défaillant. Par la loi du 15 mars 1915, la Chambre des députés l’investit „des pouvoirs nécessaires aux fins de sauvegarder les intérêts économiques durant la guerre“. Il put dès lors prendre des mesures vigoureuses – contrôle des prix, rationnement, réquisitions – par la voie d’arrêtés grand-ducaux, c’est-à-dire de règlements administratifs unilatéraux.

Les pouvoirs dictatoriaux

Comme l’indique son intitulé, la force de cette loi d’exception était limitée à la durée de la guerre. Une fois la paix revenue, l’exécutif estima cependant nécessaire de conserver les avantages de cet outil juridique hautement malléable. Une interprétation bien large des „intérêts économiques“ lui permit même d’en étendre la portée. La politique migratoire de l’entre-deux-guerres – sujet sensible par excellence – fut ainsi entièrement fixée par arrêtés grand-ducaux.

Des voix s’étaient bien élevées pour dénoncer ces „pouvoirs dictatoriaux“. Elles n’avaient cependant pas suffi à faire fléchir les gouvernements successifs. Les choses changèrent dans les années 1930, dans le contexte de la crise économique, politique et identitaire qui secoua le monde. En Europe, des démocraties fragiles ou fragilisées étaient abattues et remplacées par des régimes autoritaires. En Autriche les chrétiens-sociaux avaient ainsi bâti un Etat corporatif, après avoir éliminé leurs rivaux sociaux-démocrates, en 1933.

Ces événements avaient frappé les esprits au Luxembourg. Une portion éminente de la droite lorgnait l’austrofascisme avec intérêt, voire envie. Les socialistes craignaient quant à eux de subir le même sort que leurs camarades autrichiens. Il ne leur avait pas échappé que le chancelier Dollfuss avait pu abattre le parlementarisme grâce aux pouvoirs que lui conférait la „Kriegswirtschaftliches Ermächtigungsgesetz“. Cette loi, votée en 1917 par le Parlement autrichien, accordait au gouvernement des pouvoirs spéciaux pour assurer le ravitaillement de la population. Maintenue en vigueur après la guerre elle ressemblait à s’y méprendre à celle du 15 mars 1915 …

Dans l’ombre de la loi muselière

En janvier 1934, le parti ouvrier déposa pour la première fois à la Chambre une motion exigeant son abrogation. Finalement, c’est le tribunal correctionnel de Luxembourg qui eut le dernier mot. Dans un jugement prononcé neuf mois plus tard, la cour estima que, 16 ans après la fin de la guerre, la loi avait cessé ses effets. Ce revers infligé au gouvernement clérical-libéral de Joseph Bech fut déterminant dans la genèse de la loi muselière.

„En résumé“, écrit Denis Scuto, „Joseph Bech fait rédiger […] une première version d’une loi qui vise à donner une base légale nouvelle à une loi de pouvoirs spéciaux datant de la Première Guerre mondiale. Ce projet de loi étend le domaine d’application à la défense de l’ordre public au sens large et permet de court-circuiter tant le pouvoir législatif que le pouvoir judiciaire, avec tous les dangers de dérives autoritaires.“ 1)

La partie concernant les pouvoirs spéciaux fut finalement séparée du reste du projet de loi, en décembre 1934. Soumise au Conseil d’Etat sous le nom de „loi fixant la compétence du pouvoir exécutif en matière économique“, elle fut votée sans difficulté à la Chambre, le 3 janvier 1935. C’est sur la base de cette loi que Bech décréta les réformes qui mirent un terme aux vastes mouvements sociaux de l’année 1936. La fondation du Conseil national du travail, l’instauration d’un salaire minimum et l’augmentation des salaires dans la sidérurgie furent autant d’acquis imposés par arrêtés grand-ducaux.

Un potentiel liberticide illimité

La loi du 10 mai 1935, dont l’effet était limité dans le temps, fut prolongée par celle du 27 décembre 1937. Toutes deux avaient eu pour fonction de prolonger les pouvoirs spéciaux en matière économique et de les étendre à l’échelon social. Au moment où la crise des Sudètes rendit palpable le danger d’une grande guerre européenne, le gouvernement Dupong-Krier, pourtant né du rejet de la loi muselière, voulut aller plus loin. Le 28 septembre 1938, dans une atmosphère d’union nationale, il se fit voter par une Chambre unanime, la „loi portant extension de la compétence du pouvoir exécutif“.

Albert Wehrer, le secrétaire général du gouvernement et futur président de la Commission administrative, qui savait de quoi il parlait, la nomma plus simplement loi des pleins pouvoirs. La formulation ouverte de cette loi lui donnait un potentiel liberticide qui dépassait de très loin celui de la loi muselière. Le gouvernement était désormais habilité à „prendre par des règlements d’administration publique les mesures nécessaires pour préserver tant l’ordre économique que la sécurité de l’Etat et des personnes“. Bref, et la suite le démontra, il pouvait régir dans tous les domaines par arrêtés grand-ducaux.

Les pleins-pouvoirs avaient été accordés au gouvernement au plus tard jusqu’à la fin de l’année 1939. Le 29 août de cette année, ils furent cependant prorogés „jusqu’à disposition contraire“ par une nouvelle loi. Celle-ci permettait par ailleurs au gouvernement de différer toutes les élections.

Les pleins pouvoirs

Certaines des décisions les plus fatidiques de notre histoire récente furent prises sur la base des lois du 28 septembre 1938 et du 29 août 1939. En pleine guerre, elles donnèrent une grande latitude d’action au gouvernement en exil mais aussi à la Commission administrative. Dès sa création, celle-ci avait été investie des mêmes (pleins) pouvoirs que la première. Cela indique déjà qu’elle n’était pas qu’un collège administratif mais bien un gouvernement de fait.

Ses attributions auraient pu lui permettre de réformer l’Etat dans un sens autoritaire, compatible avec le nouvel ordre nazi. Les Allemands ne le permirent pas. Fin décembre 1940, quand elle cessa de leur être utile, ils supprimèrent la Commission administrative. Les pleins pouvoirs ne lui auront finalement servi qu’à saborder les institutions nationales, après les avoir compromises dans la politique antisémite de l’occupant.

Le gouvernement en exil en fit un usage qui se révéla plus pérenne. Par une série d’arrêtés grand-ducaux, promulgués pendant la guerre, il décréta l’abandon de la neutralité, l’adhésion au Benelux, l’instauration du service militaire obligatoire. C’est aussi de cette manière qu’il initia et encadra l’épuration et la reconstruction et qu’il prit les premières mesures visant à ériger un Etat providence.

Les pleins pouvoirs ne furent abrogés que le 27 février 1946, soit près de dix mois après la fin de la guerre, quatre mois après les premières élections législatives suivant la libération. La vie parlementaire commença à reprendre son cours normal. L’état d’urgence, qui avait prévalu de fait, tout au long des trois décennies précédentes, était enfin levé.

1) Scuto, Denis, „Les années 1930 du Escher Tageblatt. Entre mémoire et histoire“, in: Scuto, Denis/Lesch, Paul/Steichen, Yves (Eds.), Radioscopie d’un Journal: Tageblatt 1913-2013, Esch-sur-Alzette, Editpress, 2013, pp. 74-88, ici p. 87.