LuxemburgensiaDéfaite des maîtres et possesseurs

Luxemburgensia / Défaite des maîtres et possesseurs
L’auteur Florent Toniello  Photo: Editpress/Fabrizio Pizzolante

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Pour son premier roman, le poète et journaliste Florent Toniello plonge son lecteur dans une utopie science-fictionnelle qui évoque d’abord un univers archaïque ayant tourné le dos à la technologie et à la violence pour ramener discrètement ce meilleur des mondes possibles dans un cauchemar quantique qui tient à la fois de l’œuvre de Borges, de Philip K. Dick et de Voltaire.

La couverture de „Ganaha“, sur laquelle l’on voit un couple se baigner dans une mer qui reflète le scintillement d’un soleil éblouissant, est trompeuse à de nombreux égards: tout d’abord, elle paraît indiquer un roman à l’eau de rose, une romance située dans un monde serein et lumineux, une mièvrerie kitsch et ésotérique. Ensuite, la niaiserie du motif, combinée à la laideur de la police digne d’un livre autoédité, laisse augurer du pire. Enfin, le sous-titre – „un conte futur dans une langue passée“ – paraît un peu gonflé. Mais, comme disent les Anglais: „don’t judge a book by its cover.“ Et puis, même „Infinite Jest“, le grand roman de David Foster Wallace, connut une pochette à la rare laideur (celle qui combine du bleu et du jaune, hideuse à souhait). Heureux donc qui, comme votre serviteur, ne fut pas rebuté par des broutilles graphiques et put se laisser happer par un roman qui tisse un univers cohérent pour en ébranler peu à peu les édifices ontologiques.

Pourtant, lors des premiers chapitres, l’impression d’ésotérisme se confirme quelque peu, puisque Toniello nous plonge dans le microcosme de l’Oasis, un monde fortifié, bordé par une étendue d’eau et habité par les êtres vertes, un peuple qui, après une période de grands troubles, a abandonné toute technologie pour vivre en harmonie avec la nature. Lors des premiers chapitres, l’auteur décrit leur mode de vie, partagé entre l’exploitation respectueuse des ressources naturelles (les vaches sont appelées „dames du lait“), les jeux collectifs et les accouplements, guidé par le chant et la poésie, rythmé par les sagesses distillées par le „Livre des êtres vertes“.

Centré autour de la poétesse Ganaha et son compagnon, le vigile Hadvir, décrivant l’initiation du jeune Asthanas qui apprendra à „plonger ses mains dans la terre pour nourrir son peuple“ afin de devenir „une être complète“, Toniello, tel Borges, décrit non seulement un peuple imaginaire, mais reproduit aussi des poèmes qui s’y écrivent, des extraits de glossaire tout comme il nous donne à lire le fabuleux destin de l’énigmatique Hanaa tel que Hadkior, autrice des célèbres „Contes de l’Oasis“, le narra dans son livre.

L’un des plus grands défis, quand un auteur se met à inventer puis décrire un monde utopique, est son absence de dynamisme narratif. Une fois que l’homme s’est créé un cocon de perfection, il y coule de douces et paisibles journées, régulées par un rythme quotidien reproductible à l’infini (ou tout du moins jusqu’à la fin de la civilisation). Or, la littérature en général et le roman en particulier excellent surtout quand se déclenchent les passions (amoureuses ou meurtrières) et que les tensions pullulent. On le sait depuis Gide: c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature – on produit rarement de bons romans en évoquant des gens qui vivent dans le respect mutuel et l’adoration de la nature.

Grain de sable technologique

Florent Toniello en est conscient, qui ne tarde pas à chambouler quelque peu le paisible quotidien de l’Oasis, perturbé seulement par une possible invasion d’un peuple ennemi (les êtres jaunes), l’auteur prenant assez vite un plaisir malicieux et presque méchant à intégrer le grain de sable dans la machinerie narrative jusqu’alors parfaitement huilée. Ce grain de sable a un nom: Enaris Protopko vit à des millénaires du microcosme de l’Oasis, dans un monde gouverné par le Cénacle, une intelligence artificielle qui a fini, après avoir été entraînée avec (trop de) succès par les hominidés, par pouvoir s’en passer complètement, de l’humanité.

Gouvernant les quelques milliers d’êtres humains qui restent sur la planète, le Cénacle contrôle leurs moindres faits et gestes mais leur laisse un semblant de liberté tout en veillant à leur bien-être – c’est leur façon de remercier leurs anciens maîtres.

Une fois le calcul fait (en quelques nanosecondes, probablement), le Cénacle constate pourtant que l’homme restera toujours un nuisible – les „besoins génétiques“ des quelques milliers de personnes qui arpentent le périmètre limité de l’Allée, où sont regroupés les derniers humains, „consomment les ressources de la planète plus que de raison“, expliquera-t-on à Enaris. La solution ressemble à celle à laquelle des mafieux optèrent dans „Looper“, où l’on se débarrassa d’encombrants cadavres humains en les envoyant dans le passé. Le Cénacle étant plus clément que les criminels du film de Rian Johnson, on ne les tuera pas avant de les expédier dans le passé – bien au contraire, les humains seront déportés vers la société humaine „la plus idéale pour le bonheur de votre espèce“.

Enaris, la poétesse envoyée en tant qu’éclaireuse dans le passé, débarque en toute logique chez les êtres vertes, où elle ne manquera pas de faire basculer le passé de l’humanité dans un monde parallèle. Car chaque voyage dans le temps ne peut que faire dérailler la marche du monde et, même si les intentions d’Enaris sont pacifiques – le Cénacle l’a équipée d’un „fulgureur“, une arme quantique par le biais de laquelle elle pourra aider les êtres vertes dans une bataille qui s’annonce imminente –, il n’est pas garanti que son interruption soit bénéfique à long terme.(1)

Place aux femmes

Stylistiquement, le lecteur remarquera que dans „Ganaha“, la langue française, d’habitude si machiste (il suffit qu’il y ait un seul homme dans un groupe pour que l’accord se plie aux impulsions dominatrices du patriarcat) est adaptée à une société largement gouvernée par les femmes – raison pour laquelle, vous l’aurez remarqué, Toniello parlera des „êtres vertes“ et non pas, comme le français classique l’exigerait, des „êtres verts“, l’auteur s’appuyant sur la règle de proximité et l’accord de majorité pratiqués au XVIIe siècle et dont on vous laissera, afin de préserver le plaisir de la découverte linguistique, découvrir les modulations et subtilités morphologiques.

Fournissant au lecteur des documents venus de l’Oasis et du monde gouverné par le Cénacle, le poète Toniello donne aussi à lire les vers de Ganaha et d’Enaris, montrant à travers le contraste – peut-être un chouïa forcé – entre la poésie apaisée de celle-là et le lyrisme angoissé, saccadé, parsemé d’anacoluthes de celle-là comment l’écriture est toujours déterminée par le milieu dans lequel nous vivons. Les néologismes indispensables pour décrire un univers qui diverge largement du nôtre – le temps est compté en „clepsydres“ – se révèlent assez simples à assimiler, Toniello pratiquant ce que le chercheur Richard Saint-Gelais a appelé, dans son magistral „L’empire du pseudo“, un process d’apprentissage didactique de la xéno-encyclopédie pratiquée dans le monde des êtres vertes.

Alors que le nobélisé Kazuo Ishiguro vient d’annoncer son prochain roman „Klara and the Sun“ (à paraître début mars 2021), qui tournera autour d’une intelligence artificielle amicale, que de plus en plus d’essais et de fictions se focalisent sur les affres de la digitalisation et l’avènement en puissance des intelligences artificielles, que la pandémie actuelle paraît être un bon prétexte pour nous acheminer tout droit, comme le préconise Giorgio Agamben, vers une cyber-dictature, „Ganaha“ vient à point nommé pour décrire les séquelles d’un futur potentiellement dystopique tout en suggérant qu’il est encore temps d’éviter le cauchemar écologique et technologique qui nous attend.

Reprenant la question que se posait déjà Vincent Message dans „Défaite des maîtres et possesseurs“ – comment (sur)vivrions-nous dans un monde où nous aurions cessé d’être l’espèce dominante? –, Toniello donne une réponse possible dans un conte qui pose moult questions sur la nature et le tissu du réel dans un univers qui ne fait plus la distinction entre réel, simulacre et virtuel.

Si l’on pourra trouver les personnages de l’Oasis un peu surfaits et lisses, excessivement niais par moments, la construction ontologique alambiquée du roman dans lequel, comme dans les romans de Philip K. Dick, le réel est toujours incertain, trompeur et fragile, livrera une réponse inquiétante à ce qui pourra d’abord paraître un défaut de construction. Car si la caractérisation un peu manichéenne entre utopie ésotérico-écologique et cauchemar digital peut gêner, „Ganaha“ convainc surtout parce que, à l’instar des nouvelles de Borges, il nous perd dans un labyrinthe fait de textualité: à l’ère du digital, le réel est devenu une métalepse.

(1) Précisons rapidement que Toniello a opté, parmi les différentes possibilités de mettre sémantiquement en scène un voyage dans le temps, celle qui est la plus vraisemblable dun point de vue scientifique et qui implique l’existence d’univers parallèles, prise (plus ou moins) au sérieux par la physique quantique depuis le fameux chat de Schrödinger et une thèse de doctorat de Hugh Everett III, père du très connu chanteur de Eels.

Info

„Ganaha. Un conte futur dans une langue passée“ par Florent Toniello, Jacques Flament Alternative éditoriale, 214 pages, 15 euros, ISBN 978-2-36336-397-8