Sonntag9. November 2025

Demaart De Maart

L’histoire du temps présentLa corvée de mémoire

L’histoire du temps présent / La corvée de mémoire
 Photo: archives Editpress

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Ce jeudi, l’émission de débats „Kloertext“, sur RTL, était consacrée à l’importance de préserver la mémoire dans notre société, en particulier celle de la Deuxième Guerre mondiale. La discussion a eu pour point de départ un questionnement que l’on pourrait résumer ainsi: comment s’assurer, alors même que l’extrême droite progresse et que l’antisémitisme s’exprime de plus en plus ouvertement, que les erreurs des années 1930 et 1940 ne seront pas répétées, après la disparition des derniers témoins?

Pour illustrer le propos, les échanges en plateau étaient notamment entrecoupés d’extraits d’un entretien avec une nonagénaire de Pétange, enrôlée de force dans le Reichsarbeitsdienst (RAD) alors qu’elle n’avait que 20 ans. Cette dame avait connu l’occupation et la peur – quotidienne, dans une société totalitaire, où un voisin pouvait être un mouchard –, elle avait été entraînée contre son gré dans une guerre qui n’était pas la sienne, emmenée loin de sa famille et s’était fait dérober une partie de sa jeunesse.

Tout cela était fort triste, d’autant que la petite dame avait tendance à présenter chaque adolescente vicissitude comme une sorte de folle transgression, un acte de résistance aux conséquences potentiellement funestes. Elle avait ainsi, disait-elle, échappé de peu au camp de concentration, pour avoir traduit les lettres que l’une de ses copines allemandes adressait à son petit ami français. De telles affirmations accueillies avec un silence moins pieux que poli méritent toutefois qu’on se pose une autre question: est-ce que ce type de témoignage constitue réellement un rempart contre le fascisme?

Le grand remplacement (narratif)

Si les témoignages individuels peuvent être précieux pour révéler ou étayer des événements peu documentés, refoulés ou oubliés, s’ils ont le mérite de mettre en lumière des destins individuels au milieu de masses anonymes, ils ont aussi de graves défauts. Le principal étant qu’un témoignage n’est pas un vestige du passé mais un récit. Il est construit dans un contexte particulier, pour répondre à des besoins précis. Il a lui-même une histoire: un début, un développement, une fin.

Le récit de la nonagénaire a commencé à être construit pendant la guerre. Il répondait d’abord au besoin de donner un sens aux sacrifices imposés, un sens à la mort de milliers de jeunes gens à peine sortis de l’adolescence. Mais c’est surtout après la libération qu’il a adopté ses traits définitifs, façonnés par le très long combat des enrôlés de force pour la reconnaissance de leurs mérites – en gros, pour l’obtention d’une égalité de statut avec les résistants.

Chaque partie du récit, chacun de ses termes – „ons Jongen a Meedercher“, „sacrifiés“, „déportés militaires“ – était une arme sémantique forgée pour obtenir gain de cause. Mais alors qu’ils pensaient avoir définitivement triomphé en imposant leur marque à cette mémoire de la Deuxième Guerre mondiale qu’ils voulaient éternelle, après s’y être inscrits comme héros sacrificiels dont le martyre avait permis à la nation luxembourgeoise de survivre, voilà que les derniers enrôlés de force et leurs descendants sont confrontés, non seulement à l’apparition de nouveaux récits – „déi eist Land erofman“, comme le dit la nonagénaire –, mais aussi à la fin du monde dans lequel le leur s’était épanoui.

Pourquoi ce changement?

Le logiciel mémoriel qui donnait aux enrôlés de force une position privilégiée est devenu obsolète. Le cadre dans lequel, pour lequel, il avait été conçu était national et même ethno-national. Le peuple luxembourgeois y était perçu comme un corps historique défini par la foi catholique, la langue luxembourgeoise et un sang transmis de génération en génération. Tout cela n’a plus beaucoup de sens dans une société devenue diverse et pour un Etat qui est depuis des décennies à l’avant-garde de la globalisation et de la construction européenne.

D’ailleurs, même en matière de mémoire, cet Etat a sauté le pas depuis 2015, abandonnant peu à peu le récit national de la Deuxième Guerre mondiale, au profit d’un récit d’envergure globale et d’essence morale; un récit qui n’est plus celui de la lutte pour l’indépendance contre un occupant étranger mais celui de la confrontation avec le Mal incarné. Le premier pays à adopter ce récit avait été la République fédérale d’Allemagne, qui devait à tout prix se démarquer de son prédécesseur nazi pour être réadmise dans le concert des nations.

Sa politique de „Vergangenheitsbewältigung“, initiée à contrecœur dans les années 1950, puis prise à bras le corps à partir de l’arrivée au pouvoir de Willy Brandt et de celle à l’âge adulte de la première génération d’après-guerre, déboucha sur un résultat inattendu. Elle permit à l’Allemagne de passer du statut de paria à celui de modèle démocratique, de supplanter en termes de prestige l’Autriche, qui s’était refusée à suivre la même voie, et même les anciens pays occupés, qui niaient l’existence de la collaboration pour valoriser la résistance.

Récupération de la mémoire et nazification du mécontentement

Tous les Etats occidentaux ont depuis suivi la même voie repentante – au grand dam de certains de leurs ressortissants qui y voient un asservissement aux minorités et une dévaluation d’un passé dont il faudrait être fiers. Ce qu’ils peinent à voir, c’est que cette stratégie sert avant tout à légitimer les Etats qui l’adoptent. Elle leur permet d’assoir leur supériorité morale sur l’extérieur – en particulier sur des pays comme la Chine, la Russie ou la Turquie qui ne s’excusent pas pour les erreurs de leur passé – mais aussi sur leurs propres sociétés.

Des Etats qui tirent leur légitimité de leur antifascisme ont tout naturellement le réflexe de transformer leurs opposants en nazis. Cela vaut particulièrement lorsqu’ils sont mis en difficulté par de multiples crises: économique, sociale, démographique ou climatique. Ainsi a-t-on vu des représentants du gouvernement français dénoncer l’antisémitisme des gilets jaunes, sous prétextes que certains d’entre eux avaient été photographiés faisant une „quenelle“, un salut inspiré de celui des nazis; ainsi entend-on aujourd’hui le premier ministre canadien Justin Trudeau traiter les camionneurs qui protestent contre ses restrictions sanitaires de suprématistes blancs, sous prétexte que certains d’entre eux auraient exhibé des croix gammées et des drapeaux confédérés.

Plus généralement, les termes utilisés pour déconsidérer l’opposition des gens modestes renvoient toutes, plus ou moins subtilement au nazisme. Un „complotiste“ est comme un nazi, puisque ces derniers pensaient qu’un „complot juif mondial“ était la source de tous les malheurs de l’Allemagne. Un „populiste“ est lui aussi quelque part un nazi, puisque ces derniers seraient soi-disant arrivés au pouvoir, après une crise économique, en faisant des promesses démagogiques au bas peuple et en lui désignant un bouc émissaire.

Mémoire et Histoire

Cette vision du passé mainstream et élitiste, qui a la prétention d’être fondée sur une approche scientifique de l’histoire est pourtant elle-même assise sur un tas de stéréotypes. L’histoire réelle est plus complexe que le récit édifiant qui nous sert aujourd’hui de mémoire. Les nazis n’ont jamais eu de majorité électorale. Ils n’ont jamais réussi à capter la majorité de l’électorat catholique, resté fidèle au Zentrumspartei, en particulier dans les campagnes, ni celui des ouvriers, qui continuaient à voter social-démocrate ou communiste. En revanche, les associations étudiantes nazies étaient devenues majoritaires dans les universités allemandes dès 1928. C’est là que le régime allait puiser les penseurs et les organisateurs de sa politique raciale, y compris de la Shoah.

Les résistants ne correspondent pas non plus à l’image d’Epinal diffusée aujourd’hui. Beaucoup d’entre eux provenaient de deux courants dont les idées et les valeurs seraient aujourd’hui considérées comme populistes. Il s’agit d’une part des nationalistes, par exemple des militants de l’Action française, très nombreux à Londres et dans les maquis ou bien, au Luxembourg, des membres de la „Letzeburger Vollékslegio’n“ (LVL), une organisation qui avait encore des articles antisémites dans son programme de 1941. Les communistes qui, à cette époque, obéissaient au doigt et à l’œil à ce grand démocrate droit-de-l’hommiste qu’était Joseph Staline ont eux aussi joué un rôle important dans la résistance.

Le logiciel mémoriel qui supplante celui de la petite dame de Pétange n’est pas moins partial et partiel que le sien. Ceux qui le propagent risquent d’ailleurs de connaître le même désarroi que la nonagénaire face à la mise en question de leurs certitudes. Leur récit est tout incapable d’immuniser nos sociétés occidentales contre l’histoire, qui de toute manière ne se répète jamais à l’identique. Comment peut-il par exemple expliquer que celui qui, en France, est présenté comme l’un des principaux représentants de l’extrême droite soit un Juif d’origine nord-africaine?

Il est enfin contreproductif. Il contribue aujourd’hui à aggraver les divisions, sert à criminaliser l’anticonformisme et hystérise le débat politique. A force d’être perçu comme un instrument de pouvoir, il finira par faire passer le devoir de mémoire pour une corvée de mémoire.

 Photo: Editpress/Tania Feller
Robert Hottua
14. Februar 2022 - 5.54

Guten Tag Herr Artuso,
nach zwei Tagen wird mir erst das bewußtseinsverändernde Potential Ihres Artikels bewußt. Sie weisen darauf hin, daß ein dominantes Narrativ der lux. Nachkriegsgeschichte lediglich einen strategischen Zweck erfüllen sollte und mußte. Das ist mutig und verantwortungsvoll. Herzlichen Glückwunsch! Es gibt noch andere dominante relativierungsbedürftige Narrative der Nachkriegsgeschichte im katholischen Großherzogtum. Für die Entwicklung einer tragfähigen gesellschaftspolitischen Zukunft der Demokratie im Herzen Europas ist es notwendend notwendig, diese mentalen Staudämme nachhaltig zu entfernen und auf der Müllhalde der Geschichte zu entsorgen.
MfG
Robert Hottua