L’histoire du temps présent: Une ingratitudequi étonnera le monde

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„Ils ne nous ont pas aidés pendant la Seconde Guerre mondiale“, déclarait Donald Trump, le 9 octobre 2019, à propos des Kurdes: „Ils ne nous ont pas aidés en Normandie, par exemple.“ Quelques heures plus tôt, l’armée turque venait de déclencher une opération militaire contre les territoires tenus par les Kurdes, dans le Nord de la Syrie. La décision du président Erdogan d’attaquer ceux qu’il nomme des „terroristes“ faisait suite à celle de son homologue américain de retirer ses troupes de la région. Les Kurdes, qui avaient combattu l’Etat islamique, face à face, pendant des années, étaient ainsi soudainement privés de leur plus puissant allié.

De Vincent Artuso

La justification de Trump a été presque unanimement condamnée, ou au mieux moquée, par les médias occidentaux. Ils ont vu dans sa référence à la contribution kurde durant la Deuxième Guerre mondiale un nouvel exemple de son ignorance crasse et de son cynisme éhonté. Sa saillie mérite toutefois qu’on y porte attention. Le fait que l’homme le plus puissant du monde l’ait prononcée lui donne du poids. Elle prend par ailleurs appui sur une véritable lecture de l’histoire dont la plupart des observateurs, aveuglés par leur mépris, ne songent même pas à envisager l’existence.

La naissance d’un Etat-nation

Le fait que les Kurdes n’ont pas aidé les Américains à débarquer en Normandie est une évidence. Ils n’avaient et n’ont toujours pas d’Etat. Cela n’est pas lié à un abandon des Occidentaux mais à une défaite de ceux-ci. L’Occident joue certes au démiurge depuis presque deux siècles, mais le sort du monde ne tourne pas entièrement autour de lui et il lui est arrivé de perdre. Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut remonter à la Première Guerre mondiale. Pendant celle-ci, l’Empire ottoman était l’allié du Reich allemand. Il avait bien moins à craindre d’une victoire de ce dernier que des ambitions prédatrices de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie.

Malheureusement pour lui, il finit la guerre dans le camps des vaincus. En 1920, le Sultan signa le Traité de Sèvres. Les provinces arabes de l’empire accédèrent à une indépendance toute théorique – c’est à cette époque que sont nées l’Irak ou la Syrie. Le traité prévoyait aussi d’importantes pertes de territoires en Anatolie, notamment à l’Est où, à côté d’une Grande Arménie, il était prévu que soit créé un Etat kurde indépendant, centré autour de la ville de Diyarbakir. Ces plans échouèrent. Au bout de quatre ans de guerre, la résistance nationale turque, dirigée par Mustafa Kemal, le futur Atatürk, l’emporta. Elle s’empara de l’ensemble de la Thrace et de l’Anatolie et proclama la République.

Le jeune Etat turc resta prudemment à l’écart de la Deuxième Guerre mondiale, jusqu’en février 1945, lorsqu’il entra en guerre aux côtés des Alliés. La peur qu’elle avait de l’Union soviétique poussa définitivement la Turquie dans le camp occidental. Tsariste ou communiste, la Russie lorgnait toujours sur les détroits et sur le Caucase. En 1952, la Turquie adhéra à l’OTAN. Depuis lors elle a été l’un des principaux alliés des Etats-Unis au Moyen-Orient.

L’ambiguïté des Occidentaux face à la question kurde

La Turquie moderne est donc née dans l’adversité, en combattant un projet de morcellement voulu par des puissances étrangères. Il n’est dès lors pas étonnant qu’elle se méfie aussi bien des interventions des grandes puissances que des projets séparatistes. Ankara surveille particulièrement les Kurdes qui représentent 20% de sa population. Dans le Sud-Est, où ils sont majoritaires, le pouvoir central, mène depuis des décennies une guerre sanglante et ignorée. Celle-ci vient de déborder en Syrie, parce que les indépendantistes y disposent d’une base-arrière. Plus généralement, les autorités turques veulent empêcher à tout prix que les Kurdes syriens ne fondent un Etat. Cela constituerait pour eux un précédent dangereux.

Les Etats-Unis – et l’Occident en général – ont depuis longtemps une attitude ambigüe face aux Kurdes. Ils se sont appuyés sur ceux d’Irak pour affaiblir puis abattre Saddam Hussein, puis sur leurs cousins syriens pour combattre Daesh. Ils leur ont fait miroiter l’indépendance mais ne les aideront jamais à l’obtenir parce que cela mènerait à une rupture avec ce membre stratégique de l’Alliance atlantique qu’est la Turquie. La vérité la plus crue est que les Kurdes n’ont été que des pions dans le jeu occidental, et ce depuis les années 1990. Le plus grand tort de Trump est de l’admettre sans fard et de mettre fin à l’ambigüité avec sa brutalité et son incontinence verbale habituelles.

Sa phrase sur l’absence des Kurdes pendant le Débarquement signifie clairement qu’il ne les considère que comme des alliés de circonstance. Ils ont fait la guerre à Daesh parce qu’ils n’avaient pas le choix. Les Américains les ont aidés parce que c’était dans leur intérêt. Maintenant que cette guerre est, selon lui, terminée, Trump considère qu’ils sont quittes. En l’occurrence le président américain ne s’est pas montré impulsif et irréfléchi mais plutôt froid et calculateur. Son comportement fait penser à cette phrase que prononça le premier ministre autrichien, le prince Félix de Schwarzenberg, après que les Russes avaient accouru au secours des Habsbourg, acculés par les révolutionnaires de 1848: „Nous étonnerons le monde par notre ingratitude.“

La fin des croisades pour la démocratie

Trump semble vouloir revenir à une pure politique d’intérêts, sans affect ni questionnements moraux. Le dernier président américain à avoir eu une telle démarche en matière de politique étrangère était Richard Nixon. Son approche tout à fait machiavélienne finit par causer sa chute. Auparavant, elle lui avait cependant permis d’obtenir des résultats importants sur le plan international. Faisant fi des présupposés idéologiques, il avait extrait les troupes américaines du Vietnam et noué des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine.

Après Nixon vint l’ère de la politique étrangère messianique, menée par des présidents, démocrates ou républicains, qui croyaient leur pays investi d’une mission mystique. Jimmy Carter voulait faire triompher les Droits de l’Homme, Ronald Reagan abattre l’Empire du Mal. Et lorsque l’URSS finit bel et bien par s’effondrer, leur successeurs perdirent toute mesure. George Bush senior, Bill Clinton et George Bush junior lancèrent une série de croisades visant à imposer les valeurs occidentales par la force.

Les résultats ont été pires que décevants. Au bout de 30 ans de guerres, la région qui s’étend de la Libye à l’Afghanistan et de la Bosnie à la Somalie n’est pas devenu un laboratoire de la démocratie, loin s’en faut. Pire encore, les rivaux des Etats-Unis, Russie et Iran en tête, ont profité de la déstabilisation du Moyen-Orient pour y redevenir des acteurs incontournables. Trump veut visiblement en terminer avec les interventions absolument hors de prix, entreprises pour de soi-disant raisons morales et qui ne bénéficient au final qu’à l’adversaire. Cela permettrait aux Etats-Unis de réorganiser leurs forces et de se concentrer sur le véritable défi de l’avenir, la montée en puissance de la Chine.

Vers un repli sur le monde anglo-saxon?

Les Etats-Unis sont à terme menacés de perdre leur position de première puissance mondiale. Comme ceux de l’Autriche du 19 e siècle, ses dirigeants peuvent en venir à la conclusion que la défense de leurs intérêts vitaux l’emporte sur toute autre considération. C’est cela que dit explicitement la sortie de Trump sur les Kurdes. Celle-ci a toutefois aussi une signification implicite, qui mérite qu’on se penche sur elle parce qu’elle révèle la manière dont le président américain se représente l’avenir de son pays dans le monde.

Il fait la différence entre les alliés de circonstance et les „frères d’armes“. Les premiers, comme les Kurdes, n’auraient accompagné les Américains que le temps d’atteindre un objectif précis, alors que les seconds seraient liés à eux par une alliance qui a notamment été forgée sur les plages du Débarquement. De qui est-il question concrètement? Du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de tous ces pays de l’Anglosphere avec lesquels les Etats-Unis ont une langue, une tradition juridique, des valeurs communes et qui, ensemble, représentent près d’un demi-milliard de personnes. Un poids démographique similaire à celui de l’Union européenne, pour une puissance militaire, économique et culturelle supérieure.

Le Brexit montre que ce repli sur le monde anglo-saxon n’est pas qu’une marotte de Trump. Si le Royaume-Uni sort de l’UE, il approfondira forcément ses relations déjà privilégiées avec les Etats-Unis et les pays du Commonwealth. Les Européens devront alors se demander à quelle catégorie ils voudront, pourront ou devront appartenir, alliés de circonstance ou frères d’armes?