12. Dezember 2025 - 6.51 Uhr
Au Escher TheaterDom Juan revisité par Macha Makeïeff: séduction, pouvoir et déclin moral au théâtre
Dans cette nouvelle création, Macha Makeïeff transforme le mythe du séducteur Dom Juan triomphant en un récit de décomposition morale. Portée par une troupe éclatante et une scénographie d’une beauté crépusculaire, sa mise en scène interroge notre rapport contemporain à la séduction, au consentement et au pouvoir. Loin de l’image d’Epinal du libertin flamboyant, c’est un Dom Juan fatigué, traqué, presque déjà défait qui apparaît, miroir tendu à un monde où les femmes n’acceptent plus les récits imposés par des „grands seigneurs méchants hommes“.
Avec cette relecture incisive de „Dom Juan“, Macha Makeïeff ne cherche ni à dépoussiérer artificiellement la pièce de Molière ni à lui imposer un discours extérieur. Elle la déplace plutôt vers une zone trouble, entre fin du XVIIe siècle et reflets libertins du XVIIIe, un univers saturé de parfums vénéneux, de désir épuisé et de lits défaits. Le vaste décor évoquant un hôtel particulier dont la splendeur semble se fissurer devient une cage mentale où le héros s’enlise. Dom Juan n’y évolue plus en maître conquérant: il y tourne en rond, comme enfermé dans sa propre légende et déjà rattrapé par sa chute.
Ce choix dramaturgique redéfinit en profondeur la figure du séducteur. Xavier Gallais incarne un homme vidé de sa superbe, pris au piège d’une violence intime qui n’a plus rien de séduisant. Son libertinage, désormais morne et compulsif, n’a plus l’allure triomphale des représentations traditionnelles: il apparaît comme le symptôme d’un gouffre intérieur. Ivresse triste, gestes mécaniques, appétit sans désir – Makeïeff compose un Dom Juan usé, dont la liberté revendiquée s’est retournée contre lui. La figure mythique de l’„épouseur du genre humain“ n’est plus qu’un prédateur privé de charme, porté par une cruauté nue que la mise en scène expose sans fard.
Un séducteur défait face à un monde qui change
Face à lui, les femmes occupent une tout autre place. Elvire, incarnée avec force et dignité par Irina Solano, n’est ni victime plaintive ni simple contrepoint moral: elle est une parole qui s’affirme, une lucidité blessée qui refuse le silence. Les autres jeunes femmes croisées sur la route du héros ne sont plus des silhouettes soumises, mais des personnages actifs, chacune dotée d’une énergie propre. Makeïeff efface l’héritage victimaire pour montrer que le monde de Dom Juan ne peut plus fonctionner: ses stratégies se heurtent désormais à des subjectivités qui se défendent et se disent.
Sganarelle, lui aussi, gagne une densité rare. Vincent Winterhalter l’incarne avec une humanité vacillante, oscillant entre crainte, fidélité et lucidité amère. Il ne subit plus passivement les caprices de son maître: il s’y oppose parfois, se redresse, affirme une sagesse grinçante. La relation entre les deux hommes, faite de dépendance, de rivalité diffuse et de dépit, devient un fil rouge d’une grande richesse dramatique et offre quelques-unes des scènes les plus poignantes du spectacle.
A propos de la mise en scène
La mise en scène impressionne également par sa maîtrise des registres. Makeïeff fait glisser la pièce de l’hilarité au tragique avec une aisance remarquable. Les scènes comiques – celles de Charlotte et Pierrot ou des frères d’Elvire – conservent leur verve burlesque, mais sont traversées d’un léger trouble, comme si la farce annonçait déjà la chute. A l’inverse, les moments les plus sombres s’enrichissent d’une tension théâtrale qui rappelle l’univers inquiétant de Laclos. Le texte de Molière, ainsi revisité, retrouve un souffle audacieux, vibrant, presque anxiogène.

Ce qui frappe enfin, c’est la cohérence plastique du spectacle. Les lumières ciselées de Jean Bellorini sculptent des atmosphères mouvantes, du clair-obscur baroque aux éclats plus crus, accompagnant la dérive du héros. Le travail sonore de Sébastien Trouvé ajoute une profondeur sensorielle, tandis que la distribution forme un ensemble d’une grande précision: Joaquim Fossi, Xaverine Lefebvre, Pascal Ternisien, Khadija Kouyaté, Anthony Moudir et Jeanne-Marie Lévy composent une galerie de personnages à la fois drôles, inquiétants et touchants.
En définitive, Macha Makeïeff signe ainsi un „Dom Juan“ qui dialogue intensément avec notre époque. La pièce ne devient ni manifeste ni parabole trop appuyée; elle interroge plutôt la permanence des mécanismes de domination, la fragilité des apparences, l’ambivalence du désir. La mise en scène rappelle que si l’hypocrisie demeure un „vice à la mode“, la figure du séducteur tout-puissant, elle, chancelle. Dans cette relecture sombre, sensuelle et d’une grande maîtrise, le mythe s’effrite pour dévoiler un homme nu, désarmé, que plus personne ne craint vraiment.
Informations pratiques
Dom Juan, Escher Theater, le 12 décembre 2025 (20 h); durée: 2 h 30; theatre.esch.lu/event/dom-juan-2/
De Maart
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