Samstag8. November 2025

Demaart De Maart

En concertMusique chromatique: Lorde ce dimanche à la Rockhal

En concert / Musique chromatique: Lorde ce dimanche à la Rockhal
Sous sa maîtrise il y a un secret: Lorde voit la musique Foto: Thistle Brown

Depuis un peu plus d’une décennie, Lorde repeint la pop à ses couleurs. Sa voix grave et ses chansons dépouillées balayent le bling-bling pour imposer une sensibilité chromatique. Avec elle, la musique se voit. La Néo Zélandaise joue ce dimanche à la Rockhal. Portrait en technicolor.

En 2013, au milieu d’un océan de basses surcompressées, une adolescente venue d’Auckland a renversé le cours de la pop. Ella Yelich-O’Connor, seize ans à peine, se fait appeler Lorde. Le nom résonne déjà comme une couronne posée de travers. Là où les charts étincellent d’artifices, elle avance, armée d’un claquement de doigts. Coécrit avec Joel Little, son tube „Royals“ est anti-clinquant: une batterie invisible, une ligne de basse épurée et cette voix grave qui refuse l’apparat. Elle chante „And we’ll never be royals“ en défiant les chaînes en or et les Jaguars des clips. En un refrain, Lorde transforme la modestie en esthétique, et c’est le succès: „Royals“ grimpe, de la confidentialité de SoundCloud aux cimes du Billboard, détrônant „Wrecking Ball“ de Miley Cyrus pour neuf semaines d’affilée. Elle devient, à seize ans, la plus jeune artiste à régner sur le Hot 100 depuis un quart de siècle.

„And we’ll never be royals“: Lorde au gala LACMA Art+Film à Los Angeles en novembre
„And we’ll never be royals“: Lorde au gala LACMA Art+Film à Los Angeles en novembre Foto: AFP

L’ascension fascine d’autant plus qu’elle semble s’y opposer, la chevelure éparse et les gestes désarticulés. Dans le clip de „Tennis Court“, Lorde articule à peine un „yeah“; elle fait preuve d’une distance tranquille. Sa singularité tient du paradoxe: elle incarne la jeunesse en la dépassant. „Pure Heroine“, son premier album, paraît quelques mois plus tard comme un journal de bord d’adolescence lucide. Les synthés y bruissent à peine, les voix s’empilent comme des espèces de soupirs. Lorde parle des soirées sans fin, des rêves étouffés et de la volonté de s’enfuir sans savoir où aller. Elle observe sa génération sans illusion, en optant pour un „nous“ collectif plutôt que pour le fameux „je“ confessionnel, et ce „nous“ en fin de compte unit les solitaires: „We’ll never be royals“, mais nous serons ensemble.

On compare Lorde à Lana Del Rey pour la mélancolie, Fiona Apple pour la maturité, Sky Ferreira pour l’attitude. David Bowie dit, après l’avoir rencontrée, qu’„écouter Lorde, c’est écouter demain“. Sous la maîtrise il y a un secret: Lorde voit la musique. Elle ne se contente pas de l’entendre; elle la perçoit en couleurs. Cette faculté rare, la synesthésie, métamorphose chaque note en teinte.

Après „Pure Heroine“, Lorde disparaît pendant un certain temps, elle voyage et, quand elle revient en 2017 avec „Melodrama“, c’est une aurore plus fiévreuse. A vingt ans, la jeune femme a connu son premier grand amour et la solitude des chambres d’hôtel après les concerts. Le disque pulse comme un cœur brisé. „Green Light“ ouvre le bal: un piano house, une montée cathartique, l’appel à la fuite et à la renaissance. L’album s’embrase puis s’apaise dans des confessions („Liability“), Lorde passe du „nous“ au „je“, du collectif à la confession; c’est un journal de nuit, peuplé de miroirs et de néons. Mais au-delà de son architecture sonore, „Melodrama“ est coloré. Pour Lorde, il est violet: électrique et crépusculaire. La synesthésie, qu’elle revendique comme boussole intime, agit comme un code de composition. Chaque morceau doit sonner juste, non seulement à l’oreille mais à l’œil intérieur. Elle raconte comment les premières versions de „Tennis Court“ lui semblaient beiges et ternes, une teinte qui la rendait malade, littéralement, avant de réécrire la chanson jusqu’à ce qu’elle devienne verte, éclatante. La musique se peint, couche après couche, jusqu’à trouver la nuance exacte des sentiments. „Melodrama“ naît alors comme une toile améthyste trempée d’euphorie et de désillusion.

L’œil qui entend et l’oreille qui voit

Quatre ans plus tard, le violet s’efface pour faire place à l’or. „Solar Power“ s’ouvre sur un éclat de lumière: fini les clubs, place aux rivages. Lorde quitte les ténèbres urbaines pour le grand air, elle troque les synthés contre les guitares acoustiques, les beats nocturnes contre les chœurs ensoleillés. „Stoned at the Nail Salon“ médite sur le temps qui passe, „Fallen Fruit“ sur l’écologie perdue: les thèmes grandissent en fait avec elle. L’album, qu’elle associe à la couleur du soleil, irradie d’une chaleur apaisée. Sa synesthésie devient une métaphore de sa démarche artistique: chercher la couleur juste du monde. Même son geste écologique – remplacer les CD par une „Music Box“ biodégradable – prolonge cette volonté d’harmonie entre la création et la nature.

En trois albums, la trajectoire s’esquisse: „Pure Heroine“, c’est l’adolescente verte; „Melodrama“, la femme « dark purple“; „Solar Power“, l’être solaire. Et „Virgin“, son disque sorti cette année? Il s’agit de tout repeindre en blanc et de repartir à zéro? Inspiré par Annie Ernaux, il y est question de sexe et d’identité de genre, de trouble alimentaire et de sa mère, c’est un pas de plus vers l’introspection – et l’expérimentation. Lorde vient juste de fêter ses 29 ans. Elle n’est plus l’enfant prodige, mais elle regarde toujours le monde à travers son prisme: celui de l’œil qui entend et de l’oreille qui voit.