Tageblatt: Par rapport à vos écrits précédents, „La faille“ semble surgir d’une lente maturation.
Blandine Rinkel: Ce livre n’est pas de l’ordre de la composition comme mes romans précédents où je transposais sous forme romanesque des choses, des impressions. Là, je me suis autorisée à écrire de manière bien plus libre. J’ai un peu transposé pour protéger quand même certaines personnes parce que je trouve qu’avoir un souci éthique quand on écrit est important. Au départ, je travaillais sur un roman. Les paroles des personnages étaient infestées par un „je“ qui ne leur incombait pas. J’ai mis du temps à m’autoriser à ouvrir un autre manuscrit et à écrire directement avec ma première personne.
Cette fois, vous vous détournez de la fiction. Pourquoi ce choix?
On a toujours le choix quand on écrit. Je lis beaucoup de non-fiction, anglo-saxonne, notamment. Et, pour moi, „La faille“ est un genre assez précis qu’en France, peut-être au Grand-Duché du Luxembourg, on ne connaît pas bien. Mais en réalité, aux Etats-Unis, en Angleterre, des écrivaines comme Maggie Nelson, Rebecca Solnit pratiquent ce genre qui, en fait, est un mélange de récits à la première personne, de documentation, de lectures, de visionnages de films, d’allées et venues entre les paroles des autres et entre la sienne. Cette pratique, l’autotheory, consiste à théoriser, mais à partir de quelque chose d’intime, en faisant des allers-retours avec le monde. Il ne s’agit pas juste de se raconter. On ne peut parler d’autofiction parce qu’il n’y a pas de fiction.
Le livre voudrait tendre la main à celles et ceux qui éprouvent une souffrance
C’est le fait de partir de soi pour préciser d’où on parle et d’où on cherche, et ensuite de faire des allers-retours avec des lectures, des films, des situations, des récits d’amis … En réalité, j’ai écrit le livre très vite, l’année passée. Donc ce qui a été long, c’est juste la réflexion qui s’est faite par en dessous. Mais l’écriture surgit comme si c’était un fruit mûr, tombé de l’arbre. J’ai mûri cette réflexion pendant des années, et parce que, en lisant certains livres, en voyant certains films, je me disais, tiens, des auteur(e)s mettent des mots, des images sur des choses que j’éprouve confusément. C’est, aussi, grâce aux paroles des autres, que j’ai pu formuler la mienne.
Il faut beaucoup de courage pour quitter sa famille?
Oui, je pense que s’arracher d’une structure familiale est toujours coûteux. Économiquement, je suis en lien avec ma mère parce qu’elle est très claire là-dessus. Donc je bénéficie quand même de ce privilège-là. Mais plus intimement, il y a toujours un coût quand on s’arrache d’un groupe, d’une famille, d’un clan. Et c’est vrai que ce coût, je pense, est amorti quand, soudain, on trouve des alliés, quand on rencontre des complices, des comparses, des soutiens qui comprennent aussi nos choix, qui entendent les arrachements par lesquels on est passé.

Couverture de „La faille“ de Blandine Rinkel, Ed. Stock Source: Editions Stock
Quand on s’arrache de sa famille, on se retrouve souvent seul.
En tous les cas, des livres, pour moi, ont été très importants et m’ont vraiment soutenu des choix de vie. Et j’espère que ce livre, à ma manière, est une façon de continuer ces gestes que j’ai reçus. J’ai eu l’impression de recevoir des bouteilles à la mer qui m’ont soutenue et je continue cette lignée-là. C’est comme s’il y avait une communauté de solitudes qui se prend un clin d’œil, qui se réchauffe les unes et les autres.
Quelle différence faites-vous entre la meute et la famille?
J’habite avec un chien et j’ai l’impression que l’espèce de petite cellule, de foyer que je forme avec mon compagnon et mon chien est moins de l’ordre de la famille, au sens qu’on n’est pas dans une logique de reproduction. Surtout, il n’y a pas tellement d’emplois du temps, de lois sociales, d’attitudes qui seraient des habitudes familiales. J’aime bien nous qualifier de meute, un peu en riant parce que j’ai l’impression que ce qui nous plaît, c’est finalement de trouver un foyer de chaleur, un „dispositif“ presque un peu animal dans une manière de se regrouper, d’être un peu en défiance vis-à-vis du monde autour et de se dire, on se défendra avec ce quelque chose instinctif de protection réciproque. Alors que, peut-être, le mot famille, je l’associe avec un ensemble quand même de lois sociales, par exemple des dîners qu’on devrait prendre systématiquement à horaires fixes avec les gens …Bien sûr, je mesure que cette composition tient les gens liés et qu’elle peut être une très belle chose. Je ne la nie absolument pas. Tout simplement, le mot famille ne correspond pas à moi, à ce que j’éprouve dans mon foyer au sens où il y a très peu de lois, pas d’enfant, pas de famille élargie.
Le livre s’ouvre sur l’image de votre père restant seul dans sa voiture. Plus loin, vous écrivez „parfois les parents sont aussi prisonniers de la famille“.
C’est même le point de départ de ce livre. Depuis très jeune, j’ai l’intuition d’une souffrance chez mon père notamment, quand il devait rentrer chez nous. On sent des choses quand on est enfant. Je voyais bien qu’il s’arrangeait pour rentrer le plus tard possible, qu’il cherchait à partir dès qu’il le pouvait. Et je sentais qu’il y avait quelque chose qui, dans cette famille, dans ce foyer, l’asphyxiait d’une certaine manière. Et sans doute que j’ai hérité d’une part de ça, à mon corps défendant. J’ai voulu commencer par cette image pour dire qu’il ne s’agit pas juste d’un geste qui dirait: „Oui, les enfants se cassent de chez leurs parents et le font un peu de manière bravache …“ En fait, le livre parle de toutes sortes de souffrances éprouvées en famille. Celles-ci ne sont pas non plus une affaire genrée.
Je pense que des hommes aussi s’éprouvent comme condamnés à être dominants, à être le chef de famille. Pour certains d’entre eux, cette position ne leur convient pas et ils en souffrent.
Bien sûr, les femmes, historiquement, ont éprouvé comme un poids les normes domestiques qui leur incombaient davantage. Pour autant, je pense que des hommes éprouvent des souffrances, des désirs homosexuels, par exemple, et qui, en foyer hétérosexuel, se sentent comme piégés. Mais je pense aussi à des hommes qui s’auto-intoxiquent avec l’alcool, comme je le montre avec le père de mon compagnon. Je pense que des hommes aussi s’éprouvent comme condamnés à être dominants, à être le chef de famille. Pour certains d’entre eux, cette position ne leur convient pas et ils en souffrent. Il m’importait beaucoup d’écrire un livre qui ne fasse pas de la souffrance familiale une affaire strictement de femmes. Le malaise est aussi, je pense, masculin.
Aujourd’hui, le modèle familial s’est élargi. En outre, de très nombreux ouvrages poussent à vouloir „faire famille“.
Franchement, mon texte ne condamne rien, ne prescrit rien et ne prône rien. Je pense que les mêmes logiques de bannissement, de pouvoir, de loi tacite peuvent se rejouer même dans des groupes d’amis. Je pense que rester critique est salvateur. Mais évidemment, si on trouve de la tendresse, de l’amour, de la vie dans des formes familiales, moi, je ne retire rien à personne. Je parle juste pour les personnes qui se sont senties asphyxiées par le groupe. C’est mon angle, en fait. Je n’ai pas écrit un essai massif sur ce que peut la famille. Il existe de nombreux essais sur „Faire famille autrement“. Mais je n’en ai pas trouvé un qui aurait pu montrer, par exemple, quelle forme prennent les différentes familles à travers le monde. J’ai découvert, au contraire, que, dans les années 70, des féministes critiquaient la place de la femme dans la famille, dans le foyer, dans le couple hétérosexuel et son besoin d’émancipation. Mais je n’ai pas trouvé tant de livres qui s’intéresseraient vraiment à ce que la structure familiale veut dire, quelles sont les lois qui la régissent. En fait, ce que j’ai trouvé, je le cite dans le livre. Les féministes ont effectué un travail génial, très profond et très large. Reste que, encore une fois, je pense qu’un autre angle de perception et de critique de la famille possible n’est pas strictement féministe et que ce livre-ci, je ne le trouve pas si étonnant.
L’écriture et la lecture sont-ils vos vrais foyers?
Elles sont ma colonne vertébrale, un endroit stable pour moi parce que j’ai, depuis l’enfance, cette impression qu’avoir un livre dans la poche, c’est avoir un ami de poche et entendre une voix qui ne vous abandonne pas. Quelqu’un vous parle. Il va aller au bout de son histoire et vous pouvez le retrouver quand vous en aurez besoin. J’ai pu avoir ce „compagnon“ assez tôt parce que j’ai eu un père très absent. La peur de l’abandon est assez précoce chez moi. Et les livres, la littérature ont été au contraire l’espèce de garantie qu’il y aurait toujours une voix, quelqu’un, quelque part, qui serait une forme de foyer.
De Maart
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