Sonntag21. Dezember 2025

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Forum Norbert CampagnaRéflexions sur le pouvoir judiciaire et sa responsabilité

Forum Norbert Campagna / Réflexions sur le pouvoir judiciaire et sa responsabilité
 Photo: AFP/Anne-Christine Poujoulat

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Les juges, écrit Jean-Marc Varaut, possèdent un „pouvoir sans responsabilité véritable et sans contre-pouvoir“, et l’auteur de leur attribuer „une sorte d’héroïsme solitaire plus difficile à assumer que d’appliquer la loi mécaniquement“. Et il ajoute que „[l]’autorité du juge dépend de sa capacité à faire accepter la décision qu’il impose comme répondant à l’idéal de bonne vie que chaque société explicite“ (J.-M. Varaut, „Faut-il avoir peur des juges?“, Paris 2000, p. 26, 250 et 218).

Le point le plus important soulevé par Varaut concerne l’idée que le juge possède un „pouvoir sans responsabilité“. En ce sens, il est comparable à l’électeur, car ce dernier n’a pas non plus à assumer la responsabilité de son vote. Mais notons qu’il y a néanmoins une distinction importante entre les deux: le juge doit répondre de son verdict, c’est-à-dire il doit présenter les raisons qui l’ont amené à son verdict, alors que l’électeur n’a à se justifier devant personne. C’est de cet argumentaire que dépend l’autorité du juge ou l’autorité de la chose jugée. Si le juge n’est pas, comme chez Montesquieu, „la bouche qui prononce les paroles de la loi“, il se doit néanmoins d’être la bouche qui prononce les paroles du droit – la loi pouvant parfois être injuste ou, pour parler avec Varaut, contraire à „l’idéal de bonne vie“ de la société.

Et tant pis si le monde périt

Si le juge doit donc répondre à la société et au condamné du verdict qu’il a prononcé, le juge n’est toutefois pas responsable au sens où il devrait assumer les conséquences résultant de son verdict et où il pourrait être sanctionné pour ces conséquences. „Fiat iustitia, pereat mundus“ résume bien cet aspect: le juge dit ce qu’il pense être le droit, et tant pis si le monde périt. Sauf faute professionnelle grave, il n’encourt de sanction ni au civil ni au pénal pour les conséquences de ses verdicts – heureusement.

On comprend donc que Varaut demande que le juge exerce „la vigilance à l’égard de soi-même, de ses inclinations, de ses préjugés, de ses habitudes, de ses convictions et de ses émotions“ (op. cit. p. 250). De même que le scientifique doit faire abstraction de toutes ces choses lorsqu’il cherche à dire le vrai, le juge doit en faire abstraction lorsqu’il cherche à dire le droit.

Mais le juge peut-il entièrement faire abstraction de ses convictions ou de toutes ses convictions, lui qui doit certes protéger le droit, mais aussi les institutions censées protéger le droit? Et parmi celles-ci il y a l’Etat de droit, qui est actuellement mis à mal dans certains pays. Un juge qui observe que dans certains pays le pouvoir politique cherche à contrôler l’appareil judiciaire ou au moins à se soustraire à cet appareil, peut-il rester indifférent au fait que la personne qu’il a à juger est soutenue par les dirigeants de ces pays?

Le destin de la France entre leurs mains

Admettons que dans les semaines qui viennent le texte de loi qui sera soumis à l’Assemblée nationale par le groupe d’Eric Ciotti ne passe pas et admettons aussi que la Question préalable de constitutionnalité que Marine Le Pen veut introduire soit rejetée ou que la constitutionnalité de l’exécution provisoire soit reconnue. Dans ce cas, les juges d’appel seront confrontés à la même question que les juges de première instance, à ceci près qu’ils auront eu une idée des suites que pourrait avoir leur verdict, si jamais celui-ci venait à confirmer le verdict de première instance.

Les juges du tribunal d’appel ont, d’une certaine manière, le destin de la France entre leurs mains. Il est peu probable qu’ils décideront la relaxe de Mme Le Pen. Mais rien ni personne ne les oblige à confirmer l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité. Ils savent qu’en la confirmant, ils risquent leur vie. Mais Gustav Radbruch n’écrivait-il pas déjà dans son célèbre article „Gesetzliches Unrecht und übergesetzliches Recht“ (original allemand de 1946) que „l’ethos du juge devrait se concentrer sur la justice à tout prix, y compris celui de la vie“ (traduction parue dans le recueil „Philosophie du droit“ édité par C. Béal, p. 189)?

Conscience morale et professionnelle

Mais il n’en va pas que de la vie des juges, il en va aussi de la vie de l’Etat de droit, dont je n’ignore pas les carences ni les excès que l’application stricte de certains principes peut entraîner – mais je préfère un Etat de droit avec ses défauts à ce que MM. Orban, Netanyahu ou Trump sont en train de mettre en place. Si les juges d’appel renoncent à confirmer l’exécution provisoire, Marine Le Pen pourrait être la prochaine présidente de la France – même si je le juge improbable, du moins si elle n’est pas opposée à J.-L. Mélenchon au deuxième tour. Si les juges d’appel confirment l’exécution provisoire, le RN aura sa première martyre et il faudra faire œuvre de pédagogie pour contrecarrer les accusations de déni de démocratie qui fuseront de la part de MM. Poutine, Trump, Bolsonaro, Orban e. a. – accusations qui ne seront peut-être pas entièrement dénuées de fondement sur le fond (mais de cela, il faudra débattre calmement), mais qui n’émanent pas de personnages dignes de les porter.

Terminons par une citation de Tocqueville, applicable, mutatis mutandis, à l’Europe et à la France en particulier, ainsi qu’à tout degré de juridiction: „Mais si la cour suprême venait jamais à être composée d’hommes imprudents ou corrompus, la confédération aurait à craindre l’anarchie ou la guerre civile“ („De la démocratie en Amérique“ [1835], Paris 1951, p. 154). L’Etat de droit ne vit pas que de ses institutions, il dépend aussi de la conscience morale et professionnelle de celles et ceux qui le servent. J’ose espérer que les juges d’appel décideront en leur âme et conscience en tenant compte de la loi, de la justice, de la survie de (la confiance en) l’Etat de droit et de l’intérêt public.

Norbert Campagna, docteur en philosophie habilité à diriger des recherches, est spécialiste de philosophie du droit, discipline qu’il enseigne à l’université. Il est notamment l’auteur de „La souveraineté: De ses limites et de ses juges“ (Laval/Québec 2008).
Norbert Campagna, docteur en philosophie habilité à diriger des recherches, est spécialiste de philosophie du droit, discipline qu’il enseigne à l’université. Il est notamment l’auteur de „La souveraineté: De ses limites et de ses juges“ (Laval/Québec 2008). Photo: Editpress/Alain Rischard