La Foire du livre à Bruxelles, c’est bien sûr une infinie librairie, où ce n’est pas par genres, mais par éditeurs que les ouvrages sont répartis. Mais, au fond, une maison d’édition, c’est aussi un genre, du moins une unité, à travers sa ligne et ses partis pris, parfois même ses grands écarts qui justifient sa diversité. Il en va de même en ce qui concerne la couleur du romanesque ou les analyses pures, que son catalogue soit donc fourni en heroic fantasy ou en sciences humaines, mais dans ce cas-là aussi, l’éditeur est un genre à part entière, qu’il tourne sa lampe de chevet sur des problématiques liées à la mondialisation ou sur les questions de genre. Ici, à Bruxelles, c’est la littérature au sens large qui est représentée, de la bande dessinée à l’essai en passant par le roman.
Salon et foire – et le stand luxembourgeois
Pendant quatre jours, les maisons d’édition ont leur salon et il est vrai que „salon“ est une parfaite métonymie qui renvoie à l’idée de bibliothèque dans laquelle on loue les livres – „louer“ au sens non pas d’emprunter, mais d’admirer. Un „salon“, oui, c’est ainsi en général qu’on nomme les grands événements littéraires, qu’il s’agisse du Salon international du livre de Turin ou le Salon du livre de Paris, qui a d’ailleurs curieusement remplacé „Salon“ par „Festival“. „Salon“, le terme est le bon, voire le plus approprié, car c’est dans cette pièce que l’on trouve des livres et qu’on les lit, dans un fauteuil ou sur un canapé, en plus du lit. À Bruxelles, l’espace s’avère confortable, il y a justement des canapés et il y a même des transats, sauf que l’événement se nomme la „Foire du livre“ et, tout compte fait, c’est un terme qui convient tout autant, même si la dimension intime du salon est remplacée par son aspect marchand.
Qui dit „marché“ dit „échanges“ ou lieu de „découvertes“ et de „trouvailles“, voire de „retrouvailles“, puisque, d’année en année, des visages reviennent; il s’agit d’un rendez-vous que les férus de littérature et les professionnels ne ratent pas, de la même façon qu’on ne loupe pour rien au monde la sortie du livre de notre auteur préféré. Le mot „foire“ s’entend comme un synonyme de „fête“, mais, au fond, c’est à l’image de l’intention comme du résultat: il n’y a rien de mieux que de créer un pont entre une activité solitaire et une célébration où ce qui se lit en premier lieu, ce sont les sourires sur les lèvres.
La Foire du livre de Bruxelles se déroule à Tour et Taxis, un ancien site industriel désaffecté puis restauré afin d’accueillir des événements divers et variés. Année de naissance? 1969. Nous parlons ici de lettres, mais pour ce qui est des chiffres, un rapide calcul mental nous mène à la conclusion selon laquelle la Foire souffle, en 2025, ses cinquante-six bougies. Cinquante-six ans de vie donc, et cela fait depuis trois ans que le Luxembourg y a sa place à part entière. Le stand n’occupe qu’une petite partie du grand espace – comme tous les autres – et s’il est placé dans un angle calme, il n’est pas „au milieu du monde“, mais un peu à part, sans être pour autant excentré ni discret. On passe devant comme on atterrirait, en flânant, devant une boutique charmante. Il y a de quoi avoir envie de faire du page-turner, comme on le dit à propos d’un livre qui génère l’envie de continuer de le lire, car les ouvrages étalés, l’ambiance décontractée et la part de mystère de cette littérature encore peu représentée donnent envie d’aller plus loin, c’est-à-dire d’ouvrir les livres et, tant qu’à faire, de ne les refermer qu’une fois terminés.

En réalité, ce stand luxembourgeois fait figure d’événement dans l’événement; il s’agit même, plus exactement, d’une forme de victoire. L’auteur Ian De Toffoli se souvient de sa venue à la foire en 2013, autrement dit à la fois hier et il y a une éternité: „On avait un mètre carré de planches, des tréteaux et nos cinq bouquins, mais c’était bien, c’était très roots; on rencontrait des gens, on rigolait, et plein d’éditeurs étaient dans notre cas. Depuis, c’est devenu plus professionnel, il n’y a plus ces micro-stands pour micro-éditeurs: il y a des regroupements.“ Pour ce qui est de cette évolution, Kultur:lx n’y est pas pour rien; elle y est même pour beaucoup.
Kultur:lx et la diffusion de la culture luxembourgeoise
Créée en 2020 à l’initiative du ministère de la Culture du Luxembourg, l’agence Kultur:lx soutient le développement et la promotion de l’art luxembourgeois. Ses représentants, soit Emilie Gouleme, Brian Bailey et Michal Grabowski, sont là pour parler au nom des livres qu’ils défendent. Le thème de la foire de cette année est „Habiter le monde“, ce qui, sous un certain angle, incite à se dire que la littérature luxembourgeoise raconte autant une histoire qu’une géographie. Michal Grabowski: „La définition de la littérature luxembourgeoise est différente par rapport aux autres pays européens. Elle est composée d’auteurs de nationalité luxembourgeoise, qui vivent au Luxembourg comme à l’international, mais aussi d’auteurs qui possèdent d’autres nationalités, qui sont au Luxembourg en tant que résidents. Cette scène est vaste et diversifiée; le décloisonnement apporte de la fraîcheur et une ouverture de styles qui peuvent inspirer la littérature même.“ Et d’ajouter avec enthousiasme: „Au Luxembourg, il y a une vingtaine d’éditeurs, qui sont actifs dans les Salons. Il y aussi des lieux culturels engagés tels que le Centre national de littérature à Mersch ou la Kulturfabrik à Esch, qui organise des événements littéraires, l’institut Pierre Werner également, sans oublier les cafés et les librairies qui sont à l’initiative de beaucoup de rendez-vous.“

Mais est-ce qu’un pays peut renvoyer à un genre? Il est difficile de répondre par l’affirmative sans „mais“, sans verser dans des clichés potentiels, mais on peut toutefois faire des généralités et les exceptions sont là pour nuancer. Au milieu des verres qui s’entrechoquent comme des mains qui se serrent, si l’on fixe notre regard sur le stand au rayon bien achalandé, la mission de la pluralité est accomplie; il y a une littérature luxembourgeoise qui fourmille de style(s) et qui aurait toutes les raisons du monde de se propager, pour affirmer son identité dans la diversité. Michal Grabowski: „Ce stand s’inscrit dans la démarche de promotion de la littérature du Luxembourg à l’international; on est là pour montrer qu’on a un marché du livre dynamique et qu’on a des auteurs avec des propositions fortes.“ Car oui, si lire, c’est boire des paroles, c’est aussi nourrir son esprit, et il y a, pour répondre à ce besoin vital, un auteur comme Tulio Forgiarini ou même, de façon plus littérale, des livres qui réhabilitent la cuisinière luxembourgeoise Ketty Thull. Mais encore: Guy Helminger ou Antoine Pohu, le livre féministe de Nathalie Ronvaux, „Moi je suis Rosa“, qui n’a rien à voir avec Rosa Luxembourg. Sans oublier „Des camés chez les luxos“, „Des loups chez les luxos“ ou „Du gâchis chez les luxos“, une série d’enquêtes du Colonel Moulinard, signée Jacques Steiwer, dont les titres sonnent alors comme une invitation à la maison dont l’auteur serait le sympathique guide. Sur le plan de l’enquête toujours, il y a Jérôme Quiqueret dont le livre narre l’histoire d’un double meurtre commis à Esch-sur-Alzette à la fin de l’été 1910. Son ouvrage, en se nommant „Tout devait disparaître“, se pose alors comme un antonyme à l’opération de LX, car, en ce qui concerne les lettres luxembourgeoises, tout doit apparaître.
Multilinguisme et exportation
Jérôme Quiqueret aussi oeuvre pour la diffusion de l’art luxembourgeois, puisqu’il est journaliste culturel du Tageblatt. Ce Français de naissance et Luxembourgeois d’adoption considère que sa littérature est luxembourgeoise: „Elle traite d’expériences vécues sur le territoire luxembourgeois, territoire dans lequel je vis.“ À propos de sa présence à cette foire francophone? „Je donne accès au Luxembourg en m’exprimant en langue française.“ En effet, Bruxelles étant francophone, ledit stand est composé de livres majoritairement écrits dans la langue de Proust. Cela rappelle qu’il y a un bémol à la racine: le luxembourgeois n’est parlé qu’au Luxembourg. Brian Bailey: „C’est vrai, mais la première année, j’ai vu des lecteurs qui ont acheté des livres en luxembourgeois, juste par curiosité.“ C’est là une autre mission de Kultur:lx: après avoir éveillé l’intérêt d’un éditeur, passer par le stade de la traduction du luxembourgeois à une autre langue.

Mais, d’ailleurs, le multilinguisme propre au Luxembourg ne devrait-il pas naturellement ouvrir des portes, en plus de briser les frontières? Ce n’est pas aussi simple que cela, selon Ian De Toffoli: „Comme il faut trouver un diffuseur pour chaque pays, c’est trois fois plus de travail que pour un monolingue en France.“ Et l’auteur d’ajouter que le fait de parler plusieurs langues peut scinder le lectorat à l’intérieur même du pays: „Une librairie luxembourgeoise ne se présente pas comme une librairie française, en ce qu’elle contient trois ou quatres rayons: un rayon germanophone, un rayon anglophone, un rayon francophone et parfois même un rayon luxembourgeois. J’ai l’impression que nos forces sont comme dispersées: un livre francophone trouve un public limité, puisqu’il y en a qui ne veulent pas lire en français; c’est exactement pareil pour un germanophone. Et un bouquin écrit en luxembourgeois ne touchera que la moitié du pays. Ajoutons qu’un quart d’habitants est constitué d’enfants qui ne lisent pas et un autre quart de personnes qui ne lisent plus.“ Quelques heures plus tard, en quittant le stand du Luxembourg, on tombe sur un stand dédié au „casting des voix“ afin de permettre aux malvoyants d’avoir accès à la lecture grâce au récit oral. Il faudrait, dans le cas du Luxembourg, une lecture en plusieurs langues – pas une mince affaire.
La littérature au Luxembourg
En revenant sur le stand, on s’interroge, plus globalement, à propos de la santé de la littérature au Luxembourg. Y a-t-il suffisamment de lecteurs? De librairies? Michal Grabowski, toujours positif: „Par rapport à la taille du pays, la situation est unique: le ratio population/librairies/livres est le plus haut d’Europe. Le Luxembourg n’est cependant pas immunisé contre les crises que la littérature connaît, comme les problèmes de fourniture de papier ou encore le coût manquant de l’impression.“ Traduction: c’est une mauvaise nouvelle qui engendre une égalité avec les autres pays d’Europe, voire du monde.
Reste le problème de la diffusion et, par conséquent, de la connaissance, par-delà le pays, des auteurs du Luxembourg. Il est évident qu’il n’y a, pour un lecteur averti ou non, pas de difficulté à citer trois auteurs français alors que, du côté des Luxembourgeois, la tâche se révèle plus ardue. Sont cités, en vrac, Jean Portante, écrivain francophone, dont les œuvres complètes ont été publiées en France par les éditions Caractères, mais aussi Lambert Schlechter ou Guy Helminger, ou encore un auteur dont le livre „Léa ou la théorie des systèmes complexes“ est sorti chez Actes Sud: c’est Ian De Toffoli. „Tout dépend de comment l’école prépare une nouvelle génération. Au Luxembourg, elle ne met pas assez en avant nos auteurs, alors, bien sûr, il y a les contraintes du programme, mais je trouve qu’on ne prépare pas les jeunes à la culture autochtone. À la sortie du bac, si on demande en effet aux lycéens de mentionner trois auteurs luxembourgeois, ils n’en sont pas capables. On milite auprès du ministère de l’Enseignement, en demandant davantage de culture luxembourgeoise.“
Sur les mots de Toffoli, avant de partir, on aperçoit que le public se transforme en paparazzi. Mais quel est le motif de l’euphorie? Amélie Nothomb est en pleine dédicace de ses livres. Les organisateurs installent une chaise, non pas pour que les gens qui font la queue puissent s’asseoir comme sur le canapé d’un salon, mais pour faire barrage; un carton indique: „Fin de file“. Si l’image est cocasse et anecdotique, c’est, en tout cas, toute la gloire que l’on peut souhaiter à la littérature luxembourgeoise pour les années à venir.
De Maart
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