Donnerstag25. Dezember 2025

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ThéâtreEntretien avec Caroline Guiela Nguyen: „Je parle vraiment de personnages dans mes pièces“

Théâtre / Entretien avec Caroline Guiela Nguyen: „Je parle vraiment de personnages dans mes pièces“
„Lacrima“ est l’histoire d’une robe de mariée de la princesse d’Angleterre Photo: Jean-Louis Fernandez

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Caroline Guiela Nguyen, une des metteuses en scène majeures du théâtre français, a déjà présenté plusieurs de ses spectacles au Luxembourg: dernièrement „Saigon“ et „Fraternité, Conte fantastique“. „Lacrima“, qui a fait événement au Festival d’Avignon 2024 et qui est actuellement en tournée dans plusieurs pays, est sans doute son spectacle le plus abouti et le plus profond, mais aussi le plus accessible. Et c’est probablement aussi un des spectacles les plus importants qu’on pourra voir cette saison au Grand Théâtre. Dans un entretien avec Olivier Ortolani, Caroline Guiela Nguyen s’explique sur son travail et sa vision du théâtre dans la société contemporaine.

Tageblatt: Depuis la dernière saison, vous dirigez le Théâtre national de Strasbourg et „Lacrima“ est votre première création au TNS. Pouvez-vous me dire en quelques mots de quoi parle „Lacrima“?

Caroline Guiela Nguyen: C’est l’histoire d’une robe de mariée de la princesse d’Angleterre qu’elle va commander à une maison de haute couture française qui a un délai de huit mois seulement pour la réaliser et c’est l’histoire de toutes les mains qui vont travailler sur cette robe. C’est mains-là viennent de pleins d’endroits. Elles viennent de Mumbai, puisque c’est là, où on fait des broderies, d’Alençon pour les dentelles et de Paris, où tout le reste de la robe est conçu et réalisé.

D’où est-ce que vous est venue l’idée de la confection d’une robe pour une princesse?

J’avais au début envie de parler de la question des femmes, de la question du secret. J’ai passé beaucoup de temps dans des lieux où se trouvaient des femmes qui parlaient de violences qui leur ont été faites dans leurs vies par leurs époux. Donc des violences conjugales. Très vite, je me suis posé la question de la fiction qui allait me permettre de raconter ça. Et puis je suis tombée en parallèle sur des artistes qui travaillaient sur de la couture, dont une artiste japonaise qui s’appelle Rieko Koga qui écrit des phrases sur des tissus blancs dont une très belle dit: „Les habits que me confectionnait ma mère quand j’étais petite me servaient en fait de protection contre le monde“. J’ai trouvé ça très beau et j’ai commencé à m’intéresser à la question de la haute couture. Dans mon processus d’écriture, j’étais très longtemps persuadée que j’étais uniquement dans un monde de femmes, puisque dans les ateliers de haute couture, il y a principalement des femmes. Dans les ateliers de dentelle d’Alençon, il n’y a que des femmes et quand j’ai découvert la broderie, je m’attendais aussi à retrouver des femmes en Inde et à ma grande surprise, j’ai trouvé aussi des hommes musulmans, parce que c’est une tradition perse de transmettre des broderies de père en fils. D’autre part, j’aime toujours ce qui est très „mainstream“, c’est-à-dire ce qui permet de créer des sujets qui permettent de rassembler un maximum de gens. Et parler de la confection de la robe de mariée d’une princesse d’Angleterre, est un sujet qui permet de rassembler pleins de gens et me paraissait donc un bon point de départ pour raconter cette histoire.

Pouvez-vous me décrire comment se déroule le processus qui commence avec la première intuition ou idée d’un sujet et qui se termine avec la naissance d’une mise en scène? Comment doit-on s’imaginer chez vous la préparation et la répétition d’un spectacle?

Au départ, j’ai toujours une intuition. Pour „Lacrima“, j’avais cette idée de secret dans le cas des violences conjugales. Comment le secret permet „l’exercice de la violence“. Et après, je cherche quelle va être l’histoire. Là, je suis arrivé sur la haute couture, et ensuite, j’ai rencontré beaucoup de personnes: des dentellières, des premières d’atelier, des patronniers et des brodeurs des ateliers de broderie qui m’ont permis de me renseigner sur la réalité de leur métier. Car il est essentiel pour moi qu’en regardant un de mes spectacles, le public éprouve un sentiment de réalité. Ensuite, après avoir interrogé beaucoup de monde sur l’exercice de leur métier, je commence à avoir des idées de fiction tout en recrutant en même temps les comédiens. Il y a des comédiens où je sais dès le départ que je veux les avoir sur le projet. Il y en a d’autres que je ne connais pas encore et que je vais recruter au fur et à mesure selon l’évolution de l’idée du spectacle. Je recrute donc des comédiens, parce que j’ai des intuitions de rôles, et en même temps, je recrute des comédiens, parce que ce sont eux qui vont me donner des renseignements sur les rôles. Tout en continuant à écrire mes fictions, mais je n’écris que ce qu’on pourrait appeler des sortes d’arches narratives, c’est-à-dire, j’imagine quel est le début de l’histoire et la fin, quels sont les différents rebondissements, qu’est-ce qui va arriver aux personnages. Ensuite, je fais venir tous les comédiens que j’ai recrutés, et là, je passe beaucoup de temps à écouter ce qui se passe sur le plateau quand ça parle. Dans mon écriture, c’est très important pour moi que mon style n’écrase pas la parole, que chaque personnage continue à habiter sa langue. C’est pourquoi j’aime bien travailler avec des comédiens non-professionnels, parce que j’ai plus de variétés de langues. Mais il ne s’agit pas seulement d’entendre le tamoul à côté du français et de l’anglais, mais aussi de la façon dont on parle le français. Dinah Bellity a une façon de parler français qui n’a rien à voir avec celle de parler français de Maud Le Grevellec par exemple. J’ai besoin de passer beaucoup de temps à écouter parler Dinah ou à entendre parler Maud pour au fur et à mesure les avoir dans l’oreille. Après, je rentre chez moi et commence à écrire les dialogues. Ensuite, on continue les phases de répétition où les choses deviennent de plus en plus concrètes comme la scénographie qui commence à se dessiner, puis la vidéo, puis la lumière, puis le son. Quand je commence à écrire, j’ai déjà des indices. Je travaille très tôt avec mes collaborateurs artistiques et après, on entre en répétition avec tous ces éléments-là où, à la fois, j’écris le texte de la pièce et élabore la mise en scène du spectacle. J’écris tout le temps pendant les répétitions, jusqu’au dernier moment, jusqu’au dernier jour, j’écris.

Des personnages issus du quotidien
Des personnages issus du quotidien Photo: Jean-Louis Fernandez 

Votre écriture me rappelle aussi un peu Tchékhov. Comme chez lui, on a chez vous affaire à une dramaturgie chorale, à une pluralité d’histoires qui s’imbriquent, s’entremêlent et font échos entre elles – vécues et racontées par des personnages issus du quotidien. Ce qui vous intéresse, ce n’est pas la grande Histoire, mais l’intime qui est mis en crise. Comme vous montrez toujours un monde en transformation, vos personnages sortent souvent de trois générations et de cultures différentes qui ont chacun un regard différent sur un monde qui se termine et dont ne sait pas encore ce qui va venir. Cela suscite évidemment une certaine atmosphère de désillusion et aussi un sentiment tragique. Et le salut, chez vous comme chez Tchékhov, ne peut venir que du travail comme fondateur de la culture et de la civilisation. Dans „Lacrima“ vous avez mis au centre le travail, ce qui est quand même quelque chose d’assez inhabituel au théâtre.

Oui, c’est vraiment un spectacle qui parle du travail. Mon prochain spectacle „La Vérité“ parlera aussi de ça. C’est peut-être une façon de comprendre quelles sont nos fonctions à l’intérieur du monde. Et j’ai besoin de rencontrer des gens dans leur fonction, dans la fonction dont ils agissent et dont ils sont positionnés dans le monde en fonction de ça. Après ça revient évidemment à la question sociale qui est très forte chez moi.

On pourrait qualifier votre théâtre de „théâtre documentaire métamorphosé en fiction“ ou de „théâtre documentaire en quête de fiction“. Mais à la différence du théâtre documentaire allemand des années soixante à la Peter Weiss et Rolf Hochhuth, vous ne vous intéressez pas aux événements de la grande Histoire, mais aux petites histoires des gens qu’on dit normaux qui subissent plutôt la grande Histoire qu’ils ne la font.

On a beau me raconter la grande Histoire depuis des années, mais apparemment, elle n’était pas assez grande pour qu’elle contienne celle de ma mère. C’est bien que dans cette idée de la grande Histoire qui serait censée pouvoir fédérer, englober ou embraser les douleurs et les peines de pas mal de gens, on ne peut pas nier qu’il y en a qui sont oubliés. C’est vrai que je suis passée du macrocosme au microcosme. Dans tous mes spectacles – c’est le cas pour „Saigon“, „Kindheitsarchive“ et „Lacrima“ – on donne dans la première scène l’adresse exacte où se situe la scène. Dans „Saigon“ on dit que l’histoire se passe au 27, rue du Faubourg Saint-Antoine dans le treizième arrondissement de Paris. Dans „Lacrima“, la médecin qui appelle les pompiers dit: „Venez, la femme qui voulait se suicider est au 8, rue du Faubourg Saint-Honoré dans le premier arrondissement de Paris“. Si j’ai besoin de situer si précisément ma scène, c’est parce que je me méfie de la notion justement d’universel. Je ne dis pas que je l’abandonne, mais je la mets en crise pour pouvoir la questionner, parce que, jusqu’à présent, ce qui a censé être universel, m’excluait ou excluait beaucoup de gens. J’ai l’impression que vouloir parler de quelque chose d’universel n’est jamais mon postulat de départ. C’est toujours un postulat du très particulier, du très situé. Ça concerne le 2 du Faubourg Saint-Honoré et pas le 3 du Faubourg Saint-Honoré. En partant de ce point-là, je pense que, sans le vouloir, le spectacle réussit à amener des personnes dans un rapport plus commun. J’ai une croyance quand même au commun, mais elle se pose dans un sens inverse.

„Lacrima“ au Luxembourg

Le 14 et 15 mars, le public pourra découvrir „Lacrima“ dans une mise en scène de Caroline Guiela Nguyen au Théâtre de la Ville de Luxembourg.

Le secret revient dans tous vos spectacles. Déjà dans „Se souvenir de Violetta“ (2011), il y avait le secret familial, et maintenant dans „Lacrima“, il y a à côté du secret familial le secret professionnel qui consiste à éviter à tout prix que la „recette“ de confection d’une robe de princesse soit connue. Et il y a un troisième secret qui vous importe, c’est le secret que chaque acteur porte en lui concernant sa méthode de créer son personnage.

C’est très important pour moi d’imaginer que chez une personne qu’on voit ou qu’on rencontre, il y aura des choses auxquelles on aura accès et d’autres qui font partie d’une sorte de paysage silencieux. En regardant „Saigon“, le metteur en scène Jean-François Sivadier m’a fait un des plus beaux compliments sur mes mises en scène en disant: „C’est marrant quand je regarde une scène, je ne sais pas depuis combien de temps je la regarde“. Je crois que ça à avoir avec cette rencontre avec les personnages. C’est comme si en les rencontrant on était en face d’un iceberg dont une partie est visible, mais dont la plus grande partie est invisible. On a la sensation d’avoir accès à quelque chose qu’on connaît depuis longtemps, mais qui reste pourtant un peu secret. J’ai l’impression que c’est lié à ça. Moi, je parle vraiment de personnages dans mes pièces. Je pars du principe qu’il faut que les gens pensent que devant eux, il y a vraiment un être humain qui s’appelle Suzanne qui vit là et qui est dentellière et dans cette folle croyance, je n’ai jamais accès à la totalité d’un être humain qui se présente devant moi. Je crois en ce personnage, parce qu’il y a quelque chose auquel j’ai accès et des choses auxquelles je n’ai pas accès et qui me demandent un exercice de projection ou de phantasme. Le spectateur fait une expérience d’aller-retour entre lui et le personnage.

Le cinéaste Mike Leigh que vous aimez beaucoup a fait un film qui s’appelle „Secrets et mensonges“ …

Oui, ça pourrait être un sous-titre de mes spectacles. C’est un de mes films préférés. En plus il y a dans ce film un rapport aux larmes, un rapport à l’émotion, un rapport de famille, un rapport politique aux personnages sociales. Pour moi, c’est un chef-d’œuvre. Je suis complètement tarée de ce film.

Dans „Lacrima“, c’est comme si vous vous moquiez aussi un peu du côté glamour, du côté „Paris Match“ où on nous raconte la vie des princesses et des V.I.P. Alors que chez vous la princesse est presque irréelle, comme dans un conte, on ne la voit jamais et on ne voit que ceux qui travaillent pour elle, leur labeur, leurs peines, leurs conflits. Vous rendez visibles ceux qui sont normalement invisibles, ceux dont on ne parle presque jamais.

Je me suis posé la question, quel est l’élément le plus visible et je suis tombée sur la robe de la princesse d’Angleterre. On pourrait aussi évoquer les robes de Natalie Portman quand elle est sur le tapis du Festival de Cannes. Ces robes, si regardées et si admirées. C’est vrai que le gap me paraissait tellement grand entre cette hypervisibilité et cette zone aveugle des personnes qui mettent la main dessus, qui mettent la main à la pâte comme on dit. C’est vrai que ça m’a donné envie d’écrire et le sujet est venu petit à petit. J’ai même mis du temps à me rendre compte que je faisais un spectacle sur le travail.

Je trouve assez miraculeux que des personnes qui n’ont jamais fait de théâtre se retrouvent trois mois après sur un plateau et sont absolument admirables et convaincants. C’est quelque chose qui me passionne beaucoup. Comme je n’ai malheureusement pas encore les comédiens professionnels pour raconter mes histoires, je vais chercher des comédiens amateurs.

Caroline Guiela Nguyen, metteuse en scène

Le critique Jean-Pierre Thibaudat a fait un rapprochement entre vous et Ariane Mnouchkine. Qu’est-ce que vous en pensez?

Il y a beaucoup, beaucoup de gens qui me parlent d’Ariane Mnouchkine depuis déjà pas mal d’années. Et dernièrement, ça s’est beaucoup renforcé. Je suis évidemment assez honorée, parce qu’Ariane Mnouchkine est une metteuse en scène pour laquelle j’ai beaucoup de respect. Mais je crois qu’il y a quand même une grande différence entre nous. Je pense que je questionne toujours à l’intérieur des frontières françaises et que je situe toujours mes spectacles. C’est une tout autre écriture que fait Ariane Mnouchkine qui est beaucoup plus du côté de la question universelle alors que moi, je suis en train de la questionner, de la mettre en crise. Ariane Mnouchkine va en Inde pour raconter quelque chose de l’Inde. Moi par contre, je vais en Inde pour pouvoir raconter quelque chose de la France, parce que je ne me sens pas du tout autorisée à parler de l’Inde. Mes histoires concernent beaucoup la France. Mais comme dit Patrick Boucheron, la France, c’est l’histoire mondiale de la France. Donc pour pouvoir raconter la France, je suis obligée d’aller chercher au Vietnam ou en Inde. C’est la grande différence entre Mnouchkine et moi. Après, je comprends qu’on me compare aussi à elle, parce qu’on a toutes les deux un peu la même façon de faire troupe et qu’on aime toutes les deux raconter de grandes histoires, de grandes épopées.

Selon la metteuse en scène, le spectacle réussit à „amener des personnes dans un rapport plus commun“
Selon la metteuse en scène, le spectacle réussit à „amener des personnes dans un rapport plus commun“  Photo: Jean-Louis Fernandez

Peter Brook pensait que l’avenir du théâtre réside dans le fait de mettre dans un même spectacle des comédiens de cultures, de langues et d’horizons différents. Vous faites un peu la même chose, mais chez vous, il y a un élément supplémentaire qui n’existait pas chez Brook, c’est que lui travaillait uniquement avec des acteurs professionnels alors que vous travaillez aussi avec des amateurs. Quelle est la plus-value de mettre ensemble des professionnels et des amateurs?

Pour moi, ce n’est pas tellement une question de plus-value. Pour „Lacrima“ j’avais besoin d’une interprète de soixante ans qui parle le français et le tamoul. Comme je n’en ai pas, je vais chercher une comédienne non-professionnelle. Le fait d’aller chercher des comédiens et des comédiennes non-professionnels, ce n’est pas parce que j’ai une théorie de présence, sur la présence de gens qui n’ont jamais fait de théâtre, mais parce que je ne trouve pas chez les comédiens professionnels les profils dont j’ai besoin. Et je trouve assez miraculeux que des personnes qui n’ont jamais fait de théâtre se retrouvent trois mois après sur un plateau et sont absolument admirables et convaincants. C’est quelque chose qui me passionne beaucoup. Comme je n’ai malheureusement pas encore les comédiens professionnels pour raconter mes histoires, je vais chercher des comédiens amateurs.