Producteur de radio, auteur, scénariste de bande dessinée, journaliste et écrivain, Philippe Collin, né en 1975, est un homme de radio connu notamment pour ses séries documentaires de podcasts d’histoire, par exemple „Les Résistantes“, réalisées en même temps que l’écriture du livre. Auteur notamment d’essais tels que „Le Fantôme de Philippe Pétain“ (Flammarion, 2022) et „Léon Blum, une vie héroïque“ (Albin Michel, 2023), il revient sur le devant de la scène littéraire en livrant un roman qui se distingue par sa précision historique et le développement profond de ses personnages et qui a récemment été récompensé par le prix Maurice Druon 2024.
Comment supporter pendant des années, jour après jour, ce qui est en fait insupportable? Servir stoïquement des boissons aux occupants, essayer d’aider là où c’est possible et ne pas désespérer des atrocités de la Gestapo? Pour ce faire, Frank Meier, barman du Ritz, prend beaucoup de risques pour ceux qui lui sont proches, et ce d’autant plus que cet émigré autrichien, ancien combattant de la Grande Guerre, est lui-même juif. Cependant, il agit simplement, tout en sachant que l’établissement où il officie à l’époque un lieu protégé, la place Vendôme bénéficiant „d’un statut spécial“. Tout en fabriquant avec virtuosité ses cocktails, il devient le chef d’orchestre d’un théâtre d’ombres et de masques dans lequel des célébrités des années 40 (la créatrice de mode Coco Chanel, la veuve de César Ritz, fondateur du palace parisien, Marie-Louise Ritz, l’acteur et dramaturge Sacha Guitry) trinquent avec les officiers de la Gestapo.
Un monde étrange
Articulé en sept parties organisées de façon chronologique sur une période de quatre ans (de „Guerre de position: Juin-juillet 1940“ à „L’étrange débâcle, juillet-août 1944“), l’ouvrage captivant de Philippe Collin retrace la biographie romancée de Frank Meier, le barman du célèbre hôtel Ritz durant la Deuxième Guerre mondiale, à la fois dans une France tiraillée entre la peur et le courage, et une Europe meurtrie par un conflit qui n’en finit pas. Les premières lignes du roman donnent le la: „Paris a été occupé par les troupes allemandes du 14 juin 1940 au 25 août 1944. 1533 nuits. 1533 nuits durant lesquelles l’hôtel Ritz s’est mué en un monde étrange, unique et complexe, au cœur d’une Europe déchirée par la guerre. Il existe mille et une manières de conter cette histoire. Le ,Barman du Ritz‘ est un roman qui s’appuie sur des faits et des personnages réels. C’est une lecture de ces années sombres de l’histoire de France.“

Le lecteur est embarqué „in medias res“, et ce dès le prologue, mettant notamment en scène le barman du Ritz, „tout à fait réel et complètement imaginaire“, qui „regarde disparaître son dernier client [Otto de Habsbourg] du monde d’avant“. Voilà Frank Meier et les occupants du Ritz coincés „dans le nid des Boches“. „Le regard glacé d’inquiétude“ (doit-il rejoindre son fils Jean-Jacques à Nice?), notre barman s’apprête à occuper son poste avec dignité, avec la même fierté, la même bravoure que durant la Première Guerre mondiale, comme il le relate dans les extraits de son journal intime fictif que Philippe Collin, adepte du „mentir-vrai“ d’Aragon, place ici et là dans le roman. A l’instar du bon marin sachant louvoyer, Meier doit apprendre à s’adapter: „Les gestes sont là et la tête est ailleurs!“
Galerie de portraits
Au sein du tissu diégétique fluide et haletant, ne manquant ni de saveur ni de poignance, le lecteur appréciera notamment l’art du portrait pratiqué par Philippe Collin, qui, en conteur talentueux, campe des personnages hauts en couleur, voire truculents, à l’instar de Marie-Louise Ritz, une femme odieuse qui incarne la bourgeoisie passéiste (elle a été scandalisée que le bar devienne mixte en 1936) et antisémite: elle prendra plaisir à traquer la femme de son directeur, Blanche Auzello, dont elle suspecte le judaïsme. Le récit regorge par ailleurs de moult anecdotes qui aiguisent la „croustillance“ d’un texte hautement romanesque. Nous apprenons ainsi que, selon la rumeur, Coco Chanel, „rentrée de la Côte basque courant août [1940]“, a récemment pris comme amant le baron von Dincklage, surnommé „Spatz“, dans l’espoir de faire libérer son neveu André, prisonnier en Bavière (selon sa gouvernante, Gabrielle Chanel aurait même deux amants aussi prussiens l’un que l’autre!).
De plus, et ce malgré les circonstances tragiques du moment, „on trinque au champagne et on étudie la nouvelle carte des cocktails“. On vit dans une insouciance déconcertante. La question juive, avec son cortège d’interdictions, de tabous et d’horreurs, est également évoquée, au grand dam de notre barman. L’Histoire s’invite dans la petite histoire d’individualités placées les unes en face des autres, dans une sorte de huis clos infernal (qui n’est pas sans rappeler celui de Jean-Paul Sartre dans la pièce homonyme) offrant en pâture au lecteur une multiplicité de tranches de vie qui sont à la fois plaisantes et qui poussent à l’introspection, à la réflexion, surtout lorsque l’on est confronté aux soldats allemands et à leurs débordements.
Plus qu’un barman
Frank Meier, quant à lui, n’est pas qu’un barman; il développe d’autres qualités comme celles d’homme-pivot, de personne ressource, de force tranquille, rompu aux agilités verbales et au sauvetage de situations délicates. C’est aussi un père inquiet, un diplomate soucieux sachant faire preuve d’abnégation, d’humilité, de dévouement. Sa discrétion ne l’empêche pas d’éprouver une passion incandescente pour Blanche Auzello (à qui Philippe Collin dédie magnifiquement le livre), la sublime et tourmentée femme du directeur de l’hôtel qui est juive et qu’il cherchera à protéger tout au long de la guerre.

Il agit dans l’ombre tout en mettant en œuvre un esprit de stratégie, comme le montre notamment son journal intime. Et pendant ce temps, la guerre se poursuit, on va à la Comédie-Française voir „Les Femmes savantes“ de Molière, les Anglais détruisent les usines de caoutchouc, Guitry se désole de l’humanité, on apprend la rafle du Vélodrome d’Hiver, l’attentat contre Hitler, on négocie afin d’éviter une sanction due à des lumières laissées allumées dans les cuisines de l’hôtel, etc. On se travestit sans véritablement transiger. Le livre commence par une épigraphe d’Hemingway en honneur du Ritz et s’achève par son entrée fracassante dans le bar de l’hôtel avec les forces de libération: „Bienvenue au paradis.“
Philippe Collin, dans ce roman très vivant à l’écriture rythmée et au style enlevé, met en définitive en scène tout une sorte de „Comédie humaine“ miniature explorant divers groupes sociaux ainsi que les rouages d’une société en pleine crise. Il renvoie aussi le lecteur à son propre questionnement: „Qu’est-ce que j’aurais fait pendant l’Occupation? Et surtout que faut-il faire aujourd’hui quand la bête immonde se met de nouveau à rugir?“ (Entretien – „Les Inrockuptibles“).
De Maart
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