Montag27. Oktober 2025

Demaart De Maart

La spoliation des biens juifsLa recherche de provenance en bibliothèque: Une approche transdisciplinaire qui répond à des attentes multiples

La spoliation des biens juifs / La recherche de provenance en bibliothèque: Une approche transdisciplinaire qui répond à des attentes multiples
Marques de provenance en pages de garde du livre de prières סדור שפח אמח [Siddur Sephat Emeth], Rödelheim [= Frankfurt am Main], S. Lehrberger & Comp., 1905. Collection privée, Luxembourg. Anciens propriétaires identifiés: I[saac] Israel [n. 1860], puis Gerson Kleinberg (n. 1893). Gerson Kleinberg épousa Élisée Esther Israel (n. 1891), leur mariage fut sans doute le vecteur de transmission du livre. Les époux Kleinberg semblent avoir quitté définitivement le Luxembourg à la fin du mois de février 1940, en laissant derrière eux une bonne partie de leurs biens, dont ce livre de prières familial.

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Tout livre, dès lors qu’il présente une marque de provenance, cesse d’être un simple objet reproduit en série pour entrer dans le domaine de l’unique. Il devient un objet historique, c’est-à-dire doté d’une histoire dont il subsiste des traces et porteur d’un témoignage qu’il revient au chercheur de provenance de reconstituer et de transmettre.

La recherche de provenance comme science auxiliaire

Dans les milieux bibliophiliques circule depuis la fin des années 60 l’histoire rocambolesque d’un exemplaire du plus célèbre ouvrage d’Isaac Newton, les „Philosophiae naturalis principia mathematica“ (1687), monument fondateur de la science moderne et parmi les livres imprimés les plus chers qui puissent être mis en vente1). Une vénérable bibliothèque académique de Basse-Saxe possédant deux copies de l’édition originale, il fut décidé de se séparer de l’une d’entre elles et de renflouer ainsi à moindre coût les caisses de l’institution. De ces deux copies, l’une offrait un abord parfaitement vierge, aucune trace ne venant altérer le papier encore frais de l’ouvrage pourtant pluri-centenaire. L’autre, par contre, contenait de nombreuses annotations marginales d’une encre brunie par le temps et d’une écriture en pattes de mouche difficilement déchiffrable pour le néophyte. C’est cette dernière copie qui fut offerte à la vente, la vénérable bibliothèque allemande se réservant l’exemplaire immaculé, considéré à l’époque comme de plus grande valeur. Comme cela arrive souvent, le doublon „souillé“ prit alors le chemin d’une „collection privée, Suisse“.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, et elle n’eût point été rocambolesque. Mais il fallut que le livre parvînt entre les mains d’un chercheur bâlois, qui n’avait rien d’un néophyte. Emil Alfred Fellmann (1927-2012), historien des sciences et latiniste chevronné, reconnut dans ces commentaires marginaux la main de Gottfried Wilhelm Leibniz, l’ennemi juré de Newton et son concurrent direct dans la course au développement du calcul infinitésimal. D’un point de vue scientifique, la découverte fut immense: elle nous permet aujourd’hui encore de lire Newton par-dessus l’épaule de Leibniz et d’observer comme in vivo l’éclosion de leurs divergences2). D’un point de vue purement mercantile, le volume annoté devint instantanément inestimable, les sommes qu’il faudrait débourser pour l’acquérir s’il devait un jour être remis en vente touchant désormais, elles aussi, à l’infini.

L’opération à laquelle se livra Fellmann, si elle n’eut rien de magique, n’en fut pas moins innovante. En effet, la question de savoir qui avait possédé un livre ne se posait que très peu à l’époque, l’attention se portant alors davantage sur l’aspect extérieur du volume, sa complétude ou sa rareté. Les choses ont bien changé depuis, la recherche de provenance en bibliothèque ayant connu partout en Europe un développement considérable au tournant du millénaire3). Ce fut également le cas à la Bibliothèque nationale du Luxembourg, où cette pratique transdisciplinaire – entre histoire et bibliothéconomie – est solidement établie parmi les collaborateurs de la réserve précieuse, en charge des livres et manuscrits les plus anciens.

La recherche de provenance comme instrument de la mémoire

Un tel changement de paradigme, s’il répond en premier lieu à des exigences d’ordre scientifique, peut également relever du devoir de mémoire et s’inscrire dans une démarche collective de réparation, comme c’est le cas pour les travaux actuellement menés au sein du projet ProviLux, consacré aux spoliations de biens culturels juifs au Luxembourg sous l’Occupation. Bien loin des salons de maisons de vente et des librairies spécialisées, la recherche de provenance dont il est ici question porte sur des ouvrages moins prestigieux et plus récents, généralement parus entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début de la Seconde Guerre mondiale. Elle vise en priorité à repérer, dans les collections nationales, des livres issus de bibliothèques juives saisies par l’occupant nazi, en vue de leur restitution à leurs ayants droit. Cette recherche se décline en deux principaux volets: 1) une enquête historique permettant de déterminer qui furent les acteurs et victimes de ces saisies, et quelles en furent les principales étapes; 2) la constitution d’une base de données de livres spoliés permettant d’interroger les catalogues des bibliothèques du Luxembourg.

L’enquête historique s’est fondée sur des archives accessibles au Luxembourg, mais également à l’étranger. Elle fut l’occasion d’une recherche exploratoire aboutissant à la contextualisation de ces opérations de saisies dans le cadre plus large de l’occupation du Grand-Duché. Ainsi, des cas de pillages et de spoliations de bibliothèques purent être documentés, parfois dans le détail, donnant un premier aperçu du contenu de ces bibliothèques et du traitement réservé par les autorités allemandes aux ouvrages identifiés comme „juifs“. A cet égard, le volumineux fonds d’archives de la Commission du Livre (AnLux), chargée après-guerre par le gouvernement de la Libération luxembourgeois de restituer les livres saisis à leurs propriétaires légitimes, s’est avéré une ressource inespérée. Le relevé systématique des marques de provenance (ex libris, signature, dédicace, tampon, etc.) réalisé alors permet aujourd’hui encore de rechercher des ouvrages qui n’auraient pas pu être rendus à l’époque, tout en nous offrant la possibilité de saisir l’ampleur de ces premières campagnes de restitution et d’affirmer qu’elles furent très tôt (dès octobre 1944!) placées parmi les actions prioritaires à mener au Luxembourg libéré.

Cette première phase du projet se voit aujourd’hui complétée par une nouvelle recherche de provenance systématique, qui prolonge avec l’aide des technologies numériques actuelles les travaux historiques de la Commission du Livre. Elle est menée au sein de la Bibliothèque nationale du Luxembourg sur plus de 50.000 volumes du Fonds non luxembourgeois publiés avant 1945, selon une procédure de due diligence qui permettra d’établir avec un haut degré de certitude quels ouvrages spoliés à des personnes identifiées comme juives par l’occupant se trouvent aujourd’hui encore dans ses collections4). Véritables „capsules temporelles“5), ces livres représentent souvent les dernières traces matérielles d’individus assassinés par le régime nazi, ou contraints à un exil sans retour. Ils s’offrent ainsi, par-delà les décennies qui nous séparent de ces événements tragiques, comme un ultime obstacle à l’effacement de la mémoire de leurs anciens propriétaires.

1) Un exemplaire des Principia fut ainsi vendu pour près de 4 millions de dollars en 2016: www.christies.com/en/lot/lot-6052542

2) L’ouvrage, conservé à la Fondation Martin Bodmer (Cologny, Genève), est désormais entièrement numérisé et accessible en ligne: bodmerlab.unige.ch/fr/constellations/early-modern-english-books/barcode/1072068344

3) David Pearson, „Provenance Research in Book History: A Handbook“, Oxford, Bodleian Library Publishing, 2019

4) Communiqué de presse de la BnL: bnl.public.lu/de/a-la-une/actualites/communiques/2024/recherche-provenances.html

5) Elisabeth Gallas, „Capsules of Time, Tradition, and Memory: Salvaging Jewish Books after 1945“, dans „Contested Heritage: Jewish Cultural Property after 1945“, éd. Elisabeth Gallas et alii, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2020, p. 15-25. Voir également Dov Schidorsky, „Books as Mute Witnesses to Mass Murder: The Archival Depot in Offenbach as an Agent of Memory and a Testimony to Persecution, Migration, and Genocide“, Moreshet n°13 (2016), p. 44-83 et Robert Jütte, „Bücher im Exil: Lebensspuren ihrer jüdischen Besitzer“, Berlin, Metropol Verlag, 2022.

Série du Tageblatt: La spoliation des biens juifs au Luxembourg (11)

Le 27 janvier 2021, le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg et les Communautés juives, représentées par le Consistoire israélite du Luxembourg, ont signé un accord relatif aux questions non résolues dans le cadre des spoliations de biens juifs liées à la Shoah Dans ce cadre sont prévues e. a. une recherche universitaire indépendante sur la spoliation de biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale dans le Luxembourg sous occupation nazie et une recherche de provenance sur la présence éventuelle d’œuvres d’art et autres biens culturels spoliés aux Juifs, dans les institutions suivantes: Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA), les collections de la Villa Vauban – Musée d’art de la Ville et la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BNL).