La pop music n’a, depuis une poignée d’années, plus vraiment de frontières, parce qu’elle est aussi bien multigénérationnelle que multigenre. Multigénérationnelle, c’est un fait: dans leur plus tendre jeunesse, quand les baby-boomers s’entichent de pop, une fracture se crée avec leurs géniteurs. Ce n’est pas qu’une question de goûts et de couleurs, il s’agit bien de basculements sociétaux; il y a un nouveau langage – le rock – qui appartient aux jeunes et qui le distingue des „vieux“. En 2025, il n’est plus pertinent de mesurer l’écart de langage à travers le prisme de la musique: des adolescents adulent des classiques du rock jadis chéris par leurs parents, pendant que ces parents s’extasient sur des nouvelles tendances plébiscitées par leurs enfants. Pour ce qui est du multigenre, la frontière a aussi été abolie depuis fort longtemps, au sens où deux styles originellement incompatibles peuvent s’étreindre; les hybrides les plus improbables représentent une partie non négligeable de la musique contemporaine.
Maintenant, si l’on fait l’équation des deux, soit la cassure nette de barrières entre les générations et celles entre les genres, on obtient des disques qui sonnent comme s’ils avaient été enregistrés dans les années soixante, ripolinés par une belle couche de modernité (ou non d’ailleurs), à cheval entre un style et un autre, et ce sans pour autant tomber droit dans le gloubi-boulga le plus indigeste. Ainsi naissent l’électro-swing, la dance lo-fi et ainsi de suite.
Krautrock et „charabia“
Et comme il n’y a jamais deux sans trois, Keshavara rappelle l’existence d’une autre frontière qui, elle aussi, a été brisée; il s’agit, en l’occurrence, de celle à laquelle on pense dans son sens le moins figuré – celle qui sépare les pays. Il y aurait de quoi être déboussolé, mais la musique consiste à se perdre, pour mieux se laisser aller. Alors qu’à la première écoute, on ne sait pas vraiment d’où vient Keshavara, il se pourrait bien, en même temps, que la réponse soit en fait: de partout.
Orchestré par le Germano-Indien Keshav Purushotham, le groupe a plusieurs cordes à son arc et de couleurs à son arc-en-ciel: le chant lui-même est multigenre, étant donné qu’à travers les intentions musicales qui sont propres à la mélodie linguistique, il mélange sans complexe des langues officielles – allemand, anglais et hindi – et, d’après Keshavara, du „charabia“. Du côté de l’Allemagne, il y a l’héritage du krautrock, qui tourne ici au ralenti, comme un tourbillon hypnotique propice à aspirer quiconque se pencherait au bord du précipice. Juste en face, toujours dans la même cour, il y a la culture anglaise et un parfum de dub, via lequel la basse charpente l’ensemble, pendant que la guitare prend des coups de soleil. La batterie électronique complète le groove qui génère l’impulsion de danser à ciel ouvert, justement parce qu’il n’y a plus de frontières.
Jusqu’au cosmique
Plus largement, les influences de Keshavara proviennent d’un multiculturalisme qui prend la parole ici, naturellement polyglotte donc. Et même si cette parole n’est pas comprise par tout le monde, le combo réintègre la question de l’universalisme de la pop et, par analogie, sa dimension fédératrice. Quant à la temporalité, elle aussi est éclatée, le groove du groupe s’enivre directement à la source du funk des seventies ou dans les bandes originales de films retrouvées au milieu de la poussière d’un tiroir; le tout est téléscopé dans le monde technologique qui, quant à lui, crée une unité indéniable à l’échelle du globe terrestre.
Aussi abstrait qu’il soit, et justement parce qu’il l’est, le mot „psychédélisme“ résume Keshavara: un morceau tel que „Der Spiegelmann“ forme un toboggan kaléidoscopique emmené par la voix de Keshav Purushotham, laquelle murmure avec sensualité, jusqu’à glisser sur la réverbération et s’y confondre, comme quand l’esprit oscille entre l’état de conscience et la rêverie pure. „Deewana Deewana“ est une comptine désarticulée, où le son des claquements de mains soutient l’orgue Farfisa malicieux, pendant que „New Jack“ rend un hommage à ce genre old-school entre rap, dance-pop et R&B. Keshavara serait aussi de l’indie hindi? Disons que c’est comme si Super Furry Animals et C’mon Tigre improvisaient des sessions hallucinées dans un cabinet des curiosités. Enfin, Keshavara est à l’image de volutes de fumée qui briseraient une dernière frontière pour s’envoler, filiation du kraut oblige, vers … le cosmique.
De Maart
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