Cette célébration/réhabilitation fut orchestrée avec la sortie sur les écrans de sa dernière œuvre: „Impressions sous-marines“. La toute nouvelle centenaire était présentée comme une „figure mythique“, une „légende vivante“. Elle-même répétait à longueur d’interviews qu’elle ne s’était jamais intéressée à la politique, mais seulement à son art. L’on entendait séparer l’œuvre de l’artiste pour étudier une esthétique et considérer ses films – „Le Triomphe de la volonté“ et „Les Dieux du stade“ –, au service d’Hitler et de la propagande nazie, comme des objets purement cinématographiques. C’était aussi, dans la foulée, mettre de côté la personnalité ambiguë de la cinéaste allemande, écarter sa proximité avec le régime nazi et Adolf Hitler. C’est à „ce mur de mensonges“ qu’Andres Veiel, déjà auteur d’un documentaire sur l’artiste Joseph Beuys, s’attaque dans son documentaire. „Riefenstahl“ confronte astucieusement les propos que l’ancienne égérie de Hitler a accordés aux télévisions du monde entier pour s’auto-justifier face à des documents d’archives, photos, correspondances, conversations téléphoniques scrupuleusement enregistrés. Il en ressort le portrait saisissant d’une femme volontaire, manipulatrice, imbue d’elle-même, imperméable à la culpabilité. Le documentaire jette une lumière crue sur le „mythe“ Riefenstahl. Il va même au-delà. Il est une réflexion sur le rapport entre l’art et la responsabilité de l’artiste, la compromission politique et morale, le rôle et les enjeux des manipulations d’images. „Riefenstahl“ est l’œuvre d’un cinéaste parfaitement informé des tendances de notre société et capable de faire de son documentaire une vision prospective et donc ouverte sur l’avenir, notre présent.
Tageblatt: Quel a été le principal facteur qui vous a décidé à réaliser „Riefenstahl“?
Andreas Veiel: La succession Leni Riefenstahl est une énorme opportunité parce que nous avons là plus de 150.000 photos, beaucoup de documents, des journaux intimes, des objets personnels. Cela représentait, bien sûr, une occasion de créer une sorte de portrait rapproché de la personnalité, du caractère de Leni Riefenstahl, et de découvrir de nouveaux aspects de sa biographie, mais aussi de ses légendes et mensonges.
Réaliser sa biographie, plus de vingt ans après sa mort, a-t-il une pertinence aujourd’hui?
Cette biographie est très actuelle, surtout dans la façon dont elle aborde les fake news, la construction de sa propre légende, et aussi la répression des souvenirs qui ne s’intègrent pas dans ses fantasmes. Et cela correspond à une narration très contemporaine, comme on peut le constater, par exemple, en politique. Nous le voyons avec nos dirigeants populistes. Ils mentent, tout simplement. Et c’est une façon très dangereuse et attrayante de transformer les mensonges en vérité. La question Riefenstahl est un prototype.
Les archives Riefenstahl étaient inaccessibles. Sont-elles, désormais, ouvertes au public?
Au début, elles l’étaient. Le mari de Leni Riefenstahl est décédé en 2016. En 2018, nous avons conclu une sorte d’arrangement avec la société de production pour que nous puissions ouvrir les boîtes en les numérisant, mais cela a été, je pense, exclusif pendant seulement quelques mois. Maintenant, n’importe qui y a accès, s’il est vraiment intéressé. Environ 700 boîtes ont été transférées dans trois musées à Berlin. En fait, mon équipe de montage et moi avons commencé fin 2020. Ensuite, ce fut 18 mois de montage. Avant cela, j’ai fait beaucoup de recherches avec les spécialistes d’archives. Je devais écrire un scénario et donc cela a été un très long voyage pour moi, pendant plus de quatre ans.
Pour moi, elle est avant tout un prototype de la manière dont on devient fasciste
Leni Riefenstahl mentait beaucoup. Quelles autres „vérités“ apportez-vous?
La question morale sur le fait qu’elle était une menteuse n’était pas le plus important. L’intérêt est davantage pourquoi elle (se) crée une légende spécifique. Et les variations de „mythification“ sont intéressantes. Par exemple, elle était correspondante de guerre pendant la campagne de Pologne, en septembre 1939. Nous avons trois récits différents sur ce fait. Dans certaines notes, elle écrit qu’elle était témoin, et cette histoire a pris fin en 1952. Ensuite, une nouvelle version est apparue: „Non, je n’étais pas témoin, je n’ai vu aucun cadavre, aucune personne morte. J’étais loin, j’ai juste entendu des coups de feu, et c’est tout.“ Pourquoi a-t-elle changé son récit? Parce que, dans les procès de dénazification de l’ère Adenauer, elle disait toujours: „J’ai appris après la guerre les atrocités, l’holocauste, la shoah, les camps de concentration, ce qui s’est réellement passé.“ Et donc, il y avait une contradiction si elle avait avoué: „Non, j’étais témoin au tout premier massacre de juifs.“ Dans les archives, nous avons trouvé la lettre de l’adjudant qui décrit une troisième version. Elle n’était pas seulement présente, elle était un catalyseur du massacre, quand elle donnait une directive: „Sortez du cadre, je veux filmer des soldats allemands courageux enterrant leurs camarades.“ Donc, vous avez trois récits différents, et bien sûr, la question se pose: que signifie la toute dernière version? Elle en dit long sur une implication beaucoup plus grande dans la culpabilité, car être un catalyseur d’un massacre, c’est bien plus qu’être simplement témoin. Et donc, nous avons approfondi ce point, ce qui a soulevé de nouvelles questions, lesquelles nous ont conduits à de nouvelles recherches. On se retrouvait dans une spirale d’archives et de découvertes.
Le montage est très important dans la construction du film …
Il nous fallait trouver un langage cinématographique à partir des archives. Nous avons utilisé de nombreux éléments filmiques. Nous avons filmé des extraits d’„Olympia“ (1936) et de „Triumph des Willens“ (1935) pour transmettre une approche tactile du matériau d’archive qu’on pouvait vraiment prendre dans nos mains, comme Leni Riefenstahl le faisait lorsqu’elle montait ses propres films. Nous avons donc essayé de trouver un langage cinématographique très spécifique et cohérent en utilisant ces bandes, ces séquences de films qui sont liées entre elles et qui, parfois, se confrontent. C’était un défi difficile. Les trois monteurs étaient incroyables. Ce fut une expérience formidable de travailler avec eux.
Leni Riefenstahl était aussi une championne du montage …
Elle était une grande monteuse, il n’y a aucun doute là-dessus. Elle était également une bonne réalisatrice, dans le sens où elle savait sélectionner, choisir de très bons directeurs de la photographie. C’était une de ses qualités. En revanche, elle n’était pas une bonne écrivaine. Quand vous pensez à „Tiefland“ (1954), et, aussi, après en avoir lu beaucoup, ses scénarios sont très pauvres, remplis de clichés. Nous devons donc différencier ses qualités.
L’un des objectifs de votre documentaire est que l’on ne puisse pas séparer l’artiste de l’œuvre. Comment ranger Leni Riefenstahl dans cette question/débat?
Ce point principal du documentaire interpelle beaucoup de mes collègues. Par exemple, (Quentin) Tarantino a dit, il y a quelques années, que Leni Riefenstahl était la plus grande artiste cinématographique de tous les temps. En fait, non, parce que vous ne pouvez pas isoler l’esthétique, car elle est profondément liée à l’idéologie et à la politique. Et l’esthétique de Riefenstahl, en particulier, parce qu’elle admirait et célébrait la force, la victoire, la soi-disant santé. Ces concepts étaient toujours corrélés au mépris des faibles, des soi-disant malades. Le destin de Willy Zielke, le directeur de la photographie du prologue d’„Olympia“, est révélateur. Cadreur de génie, il est tombé en disgrâce sous les nazis, incapables d’admirer autre chose qu’une grandeur académique à laquelle Zielke voulait à tout prix échapper. Il a été interné en psychiatrie, puis stérilisé de force. Et Leni Riefenstahl n’est pas intervenue. Parce qu’il y avait une idéologie derrière cela: le „Volkskörper“ (le corps du peuple) devait rester pur et sain. Et les soi-disant malades étaient considérés comme porteurs de maladies héréditaires et devaient être exclus. Et l’exclusion signifiait, dans ce cas, être stérilisé.
Vous êtes également psychologue. Quel est votre regard sur la personnalité de Leni Riefenstahl?
Pour moi, elle est avant tout un prototype de la manière dont on devient fasciste. Leni Riefenstahl a reçu une éducation très prussienne. La Prusse était entourée par des soi-disant ennemis: la Russie, l’Autriche, la France, et cela pendant des siècles. L’idéologie était: „Nous devons être forts, courageux, encore plus que nos voisins, pour pouvoir protéger notre petite Prusse.“ Cette éducation se reflète vraiment, même dans l’enfance de Leni Riefenstahl, et la façon dont son père la traitait. Elle était une fille, mais il voulait qu’elle devienne un garçon. Il la lançait dans l’eau pour la forcer à apprendre à nager. Sa réaction n’était pas: „ O, quel père horrible!“ En psychologie, on appelle cela l’identification avec l’agresseur, en l’occurrence avec le père. La jeune Leni y voit une leçon: „J’ai appris à devenir une bonne nageuse.“ Vous avez donc la célébration de la victoire et, en même temps, le mépris pour sa propre faiblesse. Quelqu’un qui n’est pas capable de faire face à ces défis est méprisé. Sa rencontre avec les anciens combattants de la Première Guerre mondiale est la preuve d’une continuité: „Les plus faibles ont été brisés à leur sortie de la Première Guerre mondiale, mais nous sommes devenus encore plus forts.“ Ce qui a préparé le terrain pour se rassembler sous le drapeau du Führer. Vous avez là la connotation directe de ce type d’attitude ou d’éducation, une préparation au fascisme. Elle n’avait aucune empathie pour les autres, uniquement pour elle-même. La question, pour moi, est de vouloir comprendre pourquoi elle est devenue ce qu’elle était, et comment. Mais je n’ai jamais voulu l’exonérer, au sens de la décharger de ses responsabilités.
Nous avons besoin d’une éducation aux médias, plus que jamais
Qu’avez-vous retiré de ce film, sur le plan de la réflexion personnelle?
En réalité, j’ai appris – et été choqué – par les enregistrements téléphoniques qu’elle avait faits. Donc, avec l’accès à ces enregistrements, on peut découvrir qu’elle faisait toujours partie de l’idéologie du troisième Reich, et cela devient, d’une certaine manière, évident. Je pense à la fin du film où cet homme parle des valeurs de vertu, d’ordre, de pureté, disant que cela prendra une ou deux générations, mais que l’Allemagne reviendra à ces valeurs. Et elle répond: „Oui, le peuple allemand est prédestiné pour cela.“
On peut aussi la considérer comme une négationniste de l’holocauste.
Oui. Dans cette conversation téléphonique où une femme lui dit qu’elle a des preuves évidentes de l’holocauste, des camps d’Auschwitz, Leni Riefenstahl répond: „Ah, c’est intéressant, vous êtes la première à me dire cela. Je veux dire, jusqu’à présent, il n’y a aucune preuve.“ Elle devient cynique d’une certaine manière, et en colère, car elle „ne croit pas“ à l’holocauste. Pour elle, c’est un mensonge. Quand le documentariste Ray Müller lui montre la scène de la „Reichskristallnacht“ (la nuit de cristal), elle nie et dit: „Cela ne s’est jamais produit sous le troisième Reich.“ Or, elle la mentionne dans de nombreuses interviews, surtout en Allemagne. Bien sûr qu’elle savait. Aucun doute là-dessus.
Elle impressionnait les interrogateurs avec ses histoires, en se qualifiant elle-même de victime: ,J’ai été persécutée comme une sorcière.‘ Dans une lettre qu’elle écrit à un ami en 1972, elle dit: ,Je suis persécutée par les juifs jusqu’à la fin de ma vie.‘ Elle inversait donc réellement les rôles.
Elle a été condamnée, mais pas emprisonnée.
C’est un scandale, car elle a été tellement efficace avec ses excuses. Elle utilisait ses talents d’actrice. Parfois, elle pouvait être très charmante. Elle transformait le rôle du bourreau en celui de victime: „J’ai tellement souffert. J’ai passé trois ans en prison.“ En fait, elle n’était pas en prison, mais elle se sentait emprisonnée. Elle impressionnait les interrogateurs avec ses histoires, en se qualifiant elle-même de victime: „J’ai été persécutée comme une sorcière.“ Dans une lettre qu’elle écrit à un ami en 1972, elle dit: „Je suis persécutée par les juifs jusqu’à la fin de ma vie.“ Elle inversait donc réellement les rôles.
A partir des années 1980/’90, plusieurs rétrospectives réhabilitent son œuvre. Elle devient même une icône de la jet-set, célébrée par Mick Jagger, Coppola, Madonna ou Andy Warhol. Comment expliquez-vous cet engouement?
Je pense qu’ils ne veulent pas savoir. Ils veulent simplement louer une grande artiste. C’est une femme, et elle mérite d’être encensée, disent-ils. Elle a pris de magnifiques photos plus tard avec les tribus Noubas, au Soudan. Mais c’est naïf, bien sûr, de séparer l’esthétique de la politique et de l’idéologie. Néanmoins, c’est ce qu’ils font. Il y a un désir, une sorte de nostalgie pour la grandeur, pour l’éblouissement, pour la beauté. C’est un souhait redoutable, une aspiration dangereuse à être submergé par cette puissance, sans poser de questions. Je pense que l’art a besoin de réflexion. Et si nous cessons de réfléchir, cela commence à devenir dangereux. Cette „bonne réputation“ dans le cinéma persiste encore, je pense. Maintenant, au moins, peut-être, à travers le film et de nombreux débats, il est difficile de simplement la défendre comme une grande artiste. Certains le font encore, mais ils sont minoritaires, car je crois que le film met fin à ce type de narration. Enfin, je l’espère. Le cinéma est un excellent outil, peut-être le meilleur. C’est pourquoi nous avons besoin d’une éducation aux médias. Surtout à l’ère de l’IA où l’on peut produire n’importe quelle image sans savoir comment elle a été produite, arrangée, avec quelles sources. Nous avons besoin d’une éducation aux médias, plus que jamais.
„Riefenstahl“, documentaire d’Andres Veiel. En salles le 27 janvier 2025, Utopia et Cinextdoor, dans le cadre du Holocaust Remembrance Day.
De Maart




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