Dans le cadre de la Nuit des Idées, organisée par l’Institut Pierre Werner début décembre au Centre culturel de Rencontre Neumünster à Luxembourg, il est prévu d’aborder e.a. un sujet extrêmement important pour l’évolution et le devenir de notre (nos) société(s), je veux parler des inégalités.
Je préfère citer la brochure d’invitation: „Les inégalités font partie des sujets prioritaires pour les citoyens européens (Eurobaromètre), conscients de leur influence sur la cohésion de la société. Les valeurs démocratiques sont fragilisées par une peur de déclassement (…). Au-delà des inégalités matérielles, on y pose la question de savoir comment la capacité à se projeter ou non dans l’avenir, constitue une clé de lecture de la société.“
Vaste programme, aurait dit le Grand Charles (de Gaulle). Etrange également qu’un Institut culturel se propose de (re)mettre ce sujet, publiquement, certes discrètement, à l’ordre du jour, alors que nos partis politiques (du gouvernement, et de gouvernement!) n’en parlent pas, ou plus.
Félicitations!
Il faut savoir que dans nos sociétés européennes, surtout dans les années 80, on se proposait de lutter contre les inégalités liées notamment, au revenu, à la situation géographique, au genre, à l’origine ethnique, au handicap, à l’orientation sexuelle, à la religion, à la classe sociale, que ce soit sur le plan social, culturel, de l’accès au logement abordable (je déteste cet adjectif trop creux!), dans le domaine éducatif, et, surtout, sur le plan des contributions, notamment par le biais de la taxation (modérée) des héritages.
A l’époque, tout système d’imposition avait e.a. comme but premier de procéder à une (timide) redistribution des revenus, des richesses, du haut vers le bas. Une des caractéristiques d’un régime politique se revendiquant être une démocratie dite sociale était justement d’œuvrer pour que l’écart entre les riches et les pauvres soit appelé à se resserrer. Même si le résultat n’était guère flamboyant, l’intention y était, et le sujet restait sur l’agenda de la plupart des forces politiques, surtout de gauche.
Or, depuis des années, le sujet n’est pratiquement plus à l’ordre du jour, même les partis de gauche semblent avoir rangé ce sujet au fin fond de leur besace, alors que l’écart entre les riches et les pauvres ne cesse de s’agrandir à grands pas depuis au moins une décennie, même au Luxembourg.
Un pays d’héritiers
Eh oui, nous sommes un pays d’héritiers. Dis-moi ce que tes parents possèdent ou quel est leur revenu, et je te dirai quel sera ton niveau de vie, ta vie tout court, pas besoin de salir tes mains. J’ai coutume d’utiliser pour ce phénomène l’expression „merci Papa“! Le Canard enchaîné, ma bible depuis plus de 50 ans, adore utiliser cette formule qui en dit long.
Permettez une question ouverte: les avoirs des grands propriétaires fonciers ou immobiliers au Luxembourg ou ailleurs, qui possèdent à quelques-uns la grande majorité des terrains à bâtir ou des immeubles innombrables, sont-ils le fruit d’un travail acharné, fatigant, tout au long de leur vie, ou tout simplement le fruit d’une spéculation précoce, de la chance d’être né du côté du soleil, d’être né après ses parents? Et je n’ai pas encore parlé des capitaines des grandes entreprises et autres très riches.
Pour moi la réponse à cette question coule de source.
En Allemagne, on avance l’argument qui suit: „Eigentum verpflichtet!“ Donc il y aurait comme une responsabilité sociale pour ceux qui possèdent beaucoup, qui ont beaucoup de revenu(s), acquis rarement avec la sueur sur le front … Nous en sommes loin, hélas!
Pour sortir de ses déboires budgétaires actuels, la France avait prévu d’introduire, début décembre, deux contributions exceptionnelles, mais ciblées et temporaires (certes), dans le chef des nantis. Précisons que cette contribution devait concerner les entreprises réalisant plus de 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires et les ménages gagnant plus de 250.000 euros par an pour une personne seule. Certes la motivation de cette mesure était plutôt financière que politico-sociale.
Mais quand-même …
Il faut préciser que les nantis français s’accommodent bien de ces nouvelles dispositions envisagées, car, pour le coup, ils sont complètement épargnés par ailleurs, notamment sur le plan de la taxation des successions. Il est de notoriété que cette dernière est parmi les impôts les plus justes et les mieux appropriés pour faire bouger les lignes, et pour entamer ne serait-ce qu’une lente redistribution.
L’ascenseur social, c’est fini!
Plusieurs économistes ou autres think tanks ont pointé le risque de voir leur pays devenir un pays d’héritiers, où l’ascenseur social serait complètement bloqué à cause de l’accumulation du patrimoine et des richesses entre les mains d’une petite minorité. Au Luxembourg également, cette tendance s’est vachement renforcée au cours de la dernière décennie.
La Fondation Jean Jaurès vient de publier une étude contenant des propositions concrètes visant à taxer davantage les plus grands héritages. Pas les petits! Sachant qu’en France, désormais, „la fortune héritée représente 60% du patrimoine total des ménages, contre 35% au début des années 70“.
Au Luxembourg, à défaut de connaître les chiffres exacts, la situation devrait être plus ou moins la même, ou la tendance générale tout au moins.
Ainsi, les responsables de la Fondation Jean Jaurès prédisent qu’au cours des quinze prochaines années, „la France connaîtra le plus grand transfert de richesse de son histoire contemporaine: plus de 9 000 milliards d’euros de patrimoine détenu par les Français les plus âgés seront transmis à leurs enfants“. Privilégiés? Que nenni!
Continuons de citer la Fondation précitée. „Or, cette grande transmission présente un caractère extrêmement inégalitaire, dans la mesure où 10% des ménages détiennent aujourd’hui 55% du patrimoine des Français.“ Plus loin ils disent que „si nous ne faisons rien, cette grande ,transmission‘ risque de rétablir une société dans laquelle la fortune héritée surdétermine la position sociale des individus, une société dans laquelle le poids des dynasties patrimoniales l’emporte sur les résultats de l’effort et du travail.“
Et au Luxembourg?
Bonne question, car nous voilà au deuxième événement annoncé au début de ce papier!
Pour en savoir plus, il aurait fallu regarder la retransmission d’une récente séance plénière à la Chambre des députés où il était question des diverses catégories de contributions directes. Si vous voulez connaître la définition du terme conservateur ou ultra-conservateur, écoutez notre ministre des finances et la porte-parole de son parti. Tel un notaire de province avec sa secrétaire ou son clerc, ils ont voulu nous persuader qu’il ne faut toucher à rien qui puisse, ne serait-ce que bousculer doucement, une forme d’équilibre, qui en fait est un déséquilibre et qui ne fait que protéger les nantis.
Ne leur parlez surtout pas d’inégalités, un mot inconnu dans leur registre. On ne touche à rien, sauf s’il s’agit de faire quelques menues modifications d’ordre esthétique, consistant à baisser un peu les contributions pour tout le monde, c’est-à-dire beaucoup pour les nantis et un petit peu pour les autres. („Méi Netto vum Brutto? Awer fir déi eng méi Netto wéi fir déi aner! A wanns de net gees!) Ces mesures en fait ne font qu’aggraver les inégalités. Voilà qui s’appelle du window-dressing sachant que cela est la conséquence directe et logique d’une baisse proportionnelle des impôts. Le „Netto“ des uns est un multiple du „Netto“ des autres. L’ancien locataire de l’Hôtel de Bourgogne, entretemps retiré tel un sage à Capellen, avait tenu à introduire, au moins timidement, des chèques-impôts. Le même chèque pour tout le monde! Excellent! Tempi passati?
En écoutant les deux orateurs politiques cités ci-avant, je me suis posé la question suivante: S’agit-il de représentants ou d’avocats de la Chambre de commerce qui viennent défendre leur propre beefsteak, ou s’agit-il de politiciens censés œuvrer pour le bien-être des citoyens, tous les citoyens?
Ne touchez pas au grisbi!
Est-ce qu’on veut nous persuader du bien-fondé d’un immobilisme généralisé dans le domaine des contributions, identique à celui pratiqué dans la plupart des autres domaines? Mot d’ordre: ne touchez pas au grisbi (terme de l’argot signifiant l’argent ou le magot)!
Avons-nous besoin de politiciens qui comprennent leur mandat comme jouant le rôle d’un simple „ralentisseur“, d’un défenseur unilatéral des intérêts des nantis, de simple gestionnaire des affaires politiques courantes ? Pourquoi dès lors ne pas les remplacer par de simples fonctionnaires ou gestionnaires (les Big 4 sont déjà à l’affût), qui gèrent tranquillement, sans faire de vagues, le quotidien, sans se soucier de l’après, comme un notaire de province? Et qui sont réfractaires à tout changement qui vise leur portefeuille ou celui de leurs clients.
La cerise sur le gâteau a été sans aucun doute la remarque, un peu passée à la trappe, de Mme la présidente de la Commission des finances, déjà citée plus haut, fière comme une poule: „Trop d’impôts tue l’impôt!“ Cette maxime, très contestée par les spécialistes, veut nous faire croire que toute augmentation des impôts provoque une diminution des recettes pour l’Etat, plutôt qu’une hausse, car cela risque de décourager l’activité économique. Alors qu’il est de notoriété que, par exemple, une imposition (même timide) au niveau des droits de succession est le meilleur moyen de lutter (un peu) contre les inégalités croissantes sans nuire à l’économie. A condition que ce soit un objectif politique. Et que les impôts jouent un de leurs rôles premiers, la redistribution.
Cette maxime nous rappelle également la célèbre courbe en U renversé de l’économiste américain Laffer dont chaque élève du Fieldgen était prié de prendre connaissance dès la classe de seconde et qui propose, faisons court, de réduire les impôts des entreprises pour relancer l’économie. Une thèse typiquement libérale qui, à force de la répéter, fait figure dorénavant de vérité inébranlable dans le discours politique. Elle est très contestée par beaucoup d’économistes progressistes qui posent la question de savoir à partir de quel niveau, dans un tel cas de figure, les recettes baissent. A moins qu’on veuille se positionner comme le meilleur défenseur des riches ou du statu quo.
Autre question: Connaissez-vous la „théorie du ruissellement“, tellement chère e.a. à notre premier ministre, Petit Luc, et considérée comme la cousine de la maxime évoquée plus haut? Selon cette théorie, la relance économique ne s’obtient qu’en laissant toute liberté à la haute finance, à la grande industrie et aux plus riches et qu’il faut, pour y arriver, protéger leurs revenus et surtout pas trop les imposer. Les personnes en bas de l’échelle pouvant par après, presque comme un dommage collatéral, profiter également de quelques gouttes ou miettes.
Au Luxembourg, apparemment, il n’y a pas besoin de faire bouger les lignes. Vous connaissez cette autre réplique: „Il faut que tout change pour que rien ne change!“ En fait, il faut comprendre ce message de la façon suivante: „Si vous voulez conserver vos privilèges, soyez un acteur des (petits) changements en cours!“
Ou comme dit le proverbe luxembourgeois: „Ween näischt mécht, deen näischt brécht!“
Un excellent moyen pour être réélu la prochaine fois, d’autant plus que les moins riches sont exclus du droit de vote, réservé aux nationaux. Et en plus il vaut mieux jouer le rôle de St-Nicolas que celui du père fouettard.
Quitte à passer définitivement pour un „Kleeschen“!

De Maart
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